Tendances et cyclicité du prix des matières premières (partie 1) : le débat sur l’hypothèse de Prebisch-Singer
Traiter de la dynamique du prix des matières premières impose de caractériser trois phénomènes auxquels ils sont soumis : les tendances de (très) long terme, les cycles de moyen/long terme et la variabilité/volatilité à court terme (Jacks, 2013). Influençant fortement les économies des pays exportateurs, chacun d’entre eux appelle à la mise en œuvre de stratégies spécifiques, notamment en termes de politiques publiques. Ainsi, alors que la volatilité interroge sur la disponibilité des outils de couverture et sur les techniques financières permettant de les utiliser efficacement, la cyclicité des cours des produits de base appelle à la définition de politiques de stabilisation visant, notamment, à assurer la continuité de la politique budgétaire. La question des tendances de long-terme que suivent les matières premières considérées individuellement ou dans leur globalité est probablement plus fondamentale encore. Faisant en large partie référence à l’hypothèse de Prebisch-Singer formulée dans les années 1950, elle pose en effet la question de la pertinence d’une spécialisation sectorielle sur les matières premières et, consécutivement, des moyens éventuels à engager pour assurer la diversification économique des pays producteurs de matières premières. Actant de l’importance des travaux scientifiques portant sur cette hypothèse, ce policy brief rappelle dans un premier temps quels en sont les fondements théoriques et idéologiques avant d’évoquer succinctement les conclusions des principaux travaux empiriques qui s’y rattachent. Nous précisons dans un dernier temps les questions qu’ils soulèvent et proposons quelques pistes de recherche qui, nous l’espérons, permettraient de contribuer utilement au débat public relatif à la spécialisation des économies exportatrices de matières premières.
Bien plus que tout autre secteur économique, l’industrie des matières premières doit en permanence composer avec un temps court et un horizon de long terme. Ce temps court est celui des marchés de produits dérivés sur lesquels nombre de « commodities » sont échangées et où leur prix s’y forment et, pour les entreprises côtées, celui des marchés « actions » où elles se financent. L’horizon de long terme, tout aussi fondamental, est celui de la rentabilité économique sur laquelle se fondent notamment les stratégies d’investissement en capacité de production et qui déterminent donc en large partie l’offre pour les années à venir. De ce point de vue, les années 2016 et 2017 sont probablement bien plus importantes qu’il n’y parait de prime abord. De la probabilité que les opérateurs accordent à la survenance d’une prochaine nouvelle phase haussière dépend en effet la physionomie future des marchés de matières premières. Après leur considérable progression observée entre 2004 et 2012, les prix des produits de base ont en effet lourdement chuté jusqu’à atteindre un plancher entre décembre 2015 et février 2016 et ont connu depuis, pour nombre d’entre eux, un important rebond.
L’hypothèse de Prebisch-Singer et ses justifications théoriques
S’intéresser à l’existence d’une dynamique cyclique impose, au préalable, de s’interroger sur l’existence et la nature des trends que suivent les cours des produits de base. De court-terme ou de long terme, la variabilité des cours des produits de base peut en effet s’organiser autour d’une tendance de long terme, positive ou négative . De ce point de vue, l’hypothèse dite de « Prebisch-Singer » (HPS) est probablement l’approche la plus connue. Fondée sur l’analyse empirique d’Hans Singer sur la période 1876-1948 et développée concomitamment par Raúl Prebisch , celle-ci stipule que le rapport entre les prix des matières premières (exportées) et ceux des produits manufacturés (importés) décroît dans le temps, ce qui conduit à une détérioration des termes de l’échange des pays producteurs. Les effets du progrès technique étant asymétriques et les élasticités prix et revenu de la demande étant plus faibles pour les produits agricoles ou minéraux que pour les produits manufacturés , la croissance économique mondiale ne favorise pas la demande qui s’adresse aux pays en développement . Contrairement aux thèses de l’économie politique anglaise du XIXème siècle, la croissance du commerce international amène alors une augmentation des inégalités mondiales en termes de revenu par tête. Il y aurait, en cela, une relation négative entre les termes de l’échange et le revenu national. Pour Singer (1950) notamment, les pays industrialisés exportateurs de capitaux sont en réalité doublement gagnants à l’échange international : leurs investissements dans le secteur primaire des pays en développement permettent, au travers du progrès technique, de réduire le coût des matières premières qu’ils importent tandis que ceux réalisés dans les secteurs manufacturiers nationaux créent les conditions d’une augmentation des revenus réels. Selon Prebisch et Singer, l’industrialisation via notamment la substitution aux importations est donc une des clés du développement économique et la diversification sectorielle un impératif pour les pays exportateurs de matières premières. Comme le rappellent Baffes et Etienne (2016), l’HPS s’inscrit en cela dans la lignée des travaux d’Engel et de Kindleberger (1943). Bien qu’elle ne soit que trop peu souvent évoquée, la dynamique cyclique n’est pas absente de l’analyse de Prebisch. Pour l’auteur, si l’augmentation du prix des matières premières est plus importante que celle des produits manufacturés dans la phase haussière des cycles, leur chute est plus grande également en période de déclin. La présence d’organisations syndicales dans les pays industrialisés crée en effet les conditions d’une rigidité à la baisse des salaires et ainsi d’une demande favorable aux produits manufacturés (Toye et Toye, 2003).
Des vérifications empiriques aux conclusions hétérogènes
L’HPS a fait l’objet d’un nombre considérable d’études empiriques sans, semble-t-il, qu’une réponse définitive ne puisse être apportée. Parmi les premières études souvent citées figurent celles de Spraos (1980) ou de Sapsford (1985). Le premier démontre l’existence d’un trend linéaire négatif dans les soixante-dix années (1871-1939) qui ont précédé le déclenchement de la seconde guerre mondiale. L’extension de la période d’étude jusqu’en 1970 conduit, en revanche, à l’absence de vérification de l’HPS. Considérant la période 1900-1982, Sapsford (1985) suggère, à l’inverse, que l’HPS semble vérifiée. Nonobstant la portée de ces résultats, ce n’est réellement qu’à partir des travaux de Grilli et Yang (1988), dont les données ont largement été réutilisés et étendues depuis (Pfaffenzeller et al., 2007), que les études sur l’HPS prennent leur essor. Développant leurs propres indices , ces derniers démontrent que les prix des matières premières, considérées à la fois dans leur globalité et en excluant les produits énergétiques, ont respectivement chuté en moyenne de 0,5% et de 0,6% par an sur la période 1900-1986. Au cœur des problématiques méthodologiques soulevées par la vérification de l’HPS figure la nécessaire prise en compte d’éventuels changements de trend (accélération ou atténuation de la tendance, inversion et disparition). Si certaines études postulent le caractère monotonique de l’évolution des prix, cette réalité est présente dans les travaux de Grilli et Yang (1998). Ceux-ci démontrent, en effet, l’existence de ruptures structurelles, i.e d’une modification de la relation de long terme définie par l’HPS, pour certaines matières premières comprises dans cette étude sans toutefois que celles-ci ne caractérisent l’évolution de la totalité d’entre elles . Signe de la dépendance des études sur l’HPS à la méthodologie utilisée et à la période considérée, Cashin et McDermott (1992) suggèrent l’existence d’un trend négatif sur la période 1862-1999 sans que l’existence d’une rupture ne puisse être vérifiée.
L’adoption récente de techniques économétriques plus poussées a permis d’apporter un éclairage nouveau sur les travaux de Prebisch-Singer. Arezki et al. (2014) ont ainsi testé cette hypothèse sur très longue période en données de panel et en autorisant l’existence de ruptures structurelles endogènes. Vingt-cinq produits de base -minerais, métaux, produits énergétiques et agricoles- sont ainsi considérés dans cette étude en réutilisant les séries construites par Harvey et al. (2010). Si certains résultats obtenus sont spécifiques à la commodité considérée (nombre de rupture, signe de la régression et significativité des coefficients), Arezki et al (2014) suggèrent qu’en moyenne l’hypothèse de Prebish-Singer ne peut être rejetée. Outre l’adoption de l’économétrie des panels qui, comme nous le justifierons ci-après renforce la portée des résultats obtenus, ce qui intéresse également dans les travaux de ces auteurs, c’est leur démarche visant à expliquer sur le plan historique les ruptures structurelles identifiées économétriquement. Parmi les éléments retenus figurent le déclin du secteur primaire dans le PIB des économies avancées, l’interventionnisme étatique dans le secteur agricole observé entre 1930 et 1970, la diminution des coûts de transport (essor de la marine à vapeur, des vraquiers) qui a favorisé l’échange international de produits de base de « faible valeur » en le rendant profitable, mais également le développement des techniques de réfrigération permettant le transport des viandes et des fruits.
Hamada et Yoon (2014) se sont, de la même façon, attachés à vérifier de manière « souple » la portée de l’HPS en étendant les travaux de Grilli et Yang (1988). L’ambition des auteurs est, en effet, de déterminer si la décroissance des prix relatifs des produits de base se vérifie non sur la totalité de la période d’étude mais bien sur certaines sous-périodes en adoptant une méthodologie récente d’identification des trends . Plusieurs résultats intéressants sont obtenus. Les auteurs démontrent ainsi que l’HPS n’est vérifiée sur la totalité de la période que pour une seule matière première : l’aluminium. L’HPS demeure cependant valide sur certaines sous-périodes (notamment durant les années soixante-dix et quatre-vingt) pour la plupart des autres produits de base pris en compte dans cette étude. Hamada et Yoon (2014) mettent par ailleurs en évidence que l’HPS perd de sa consistance à partir des années 2000 en raison de la très forte augmentation des cours que l’on a pu observer.
Quelques pistes de réflexion
Publiées pour la plupart dans les meilleures revues scientifiques et reposant désormais sur l’analyse de la stationnarité des prix relatifs en tendance ou en différence avec ruptures structurelles, ces différentes études sont assurément méthodologiquement robustes. Elles n’en soulèvent pas moins un certain nombre d’interrogations voire de critiques.
La première d’entre elles - certainement la plus fondamentale mais également la plus subjective- tient à la distanciation progressive des travaux empiriques vis-à-vis des thèses développées par Prebisch et Singer. Si l’on se concentre spécifiquement sur celles de Singer (1950), force est de constater que l’ambition est double : souligner l’impact considérable du commerce extérieur sur l’économie des pays en développement et mettre en lumière les contraintes et les déséquilibres que ceci alimente : (1) des fluctuations en volume et en valeur des exportations bien plus importantes pour ces pays que pour les pays industrialisés et (2) une productivité des facteurs bien plus élevée dans les secteurs d’exportation qu’au sein des secteurs d’activité dont la production vise à satisfaire la demande nationale. Ce dernier point revêt une place essentielle dans l’argumentation de Singer (1950) et ne saurait, selon l’auteur, accréditer l’idée que le développement du commerce international, en permettant de renforcer leur efficacité productive, a été favorable aux pays en développement. Singer (1950) souligne en effet que (1) l’appareil productif des secteurs extractifs et agricoles -et donc d’exportation- des pays en développement est en large partie détenu par des non-nationaux en raison de l’importance de leurs IDE et (2) que cette répartition du capital pourrait avoir conduit à une faible redistribution en faveur des économies locales des profits tirés du commerce international. Comme le rappelle le schéma 1 ci-après, les fruits du progrès technique sont imparfaitement distribués entre pays en raison de cette inégale répartition du capital et des intérêts économiques qui en découlent. Ils se traduisent par une baisse des coûts de production - et donc des prix - dans les secteurs agricoles et extractifs des pays en développement et par une augmentation des salaires réels dans les pays industrialisés : deux effets favorables, donc, aux pays industrialisés. Singer (1950) pousse ce raisonnement jusqu’à suggérer que si la productivité des secteurs d’exportation est plus élevée que celles des secteurs productifs traditionnels, tel aurait pu ne pas être le cas si l’investissement provenant des pays industrialisés n’avait pas favorisé cette ultra-spécialisation des pays en développement.
L’exégèse des thèses de Prebisch et Singer dépasse bien naturellement le cadre de cet article. Ceci rappelle néanmoins que les hypothèses qu’ils développent ne peuvent être circonscrites à la seule idée d’une dégradation progressive des termes de l’échange des pays producteurs. Celle-ci n’est, en définitive, que la conséquence de cette inégale répartition des effets du progrès technique. Comme le soulignent Baffes et Etienne (2013), ceci implique que l’étude de la stationnarité des prix relatifs des matières premières - qui est pourtant à la base de la grande majorité des travaux économétriques sur l’HPS - n’est pas, en tant que telle, suffisante, pour vérifier la portée des thèses développées par Prebisch et Singer . L’analyse de la relation entre les termes de l’échange et le revenu national mais également celle de la mesure et des effets induits des IDE dans le secteur des matières premières des pays en développement doivent également être engagées.
Schéma 1 : L’analyse de Singer (1950)
L’acceptation même de l’idée que c’est avant tout l’évolution des prix relatifs des matières premières qu’il convient analyser pour mesurer la portée des thèses de Prebisch et Singer ne lève pas toutes les interrogations que posent les travaux empiriques sur cette question. Parmi celles-ci : l’arbitrage à réaliser sur le nombre et la nature des matières premières considérées, entre la volonté de renforcer la représentativité de l’échantillon (ou des indices retenus) et sa nécessaire adéquation avec l’HPS. Or, force est de reconnaître qu’une certaine ambiguïté subsiste dans les écrits de Singer (1950) sur ce qu’il nomme « des pays exportateurs de matières premières » et donc sur le type des matières premières à prendre en compte dans les études empiriques. Puisqu’ils s’opposent aux pays producteurs de produits manufacturés, il ne fait cependant guère de doutes que l’auteur fait référence aux pays en développement (qu’il mentionne largement par ailleurs) et que ce sont les termes de l’échange de ces pays qu’il importe de qualifier . Les matières premières à inclure dans l’échantillon servant de support aux analyses empiriques ne peuvent en cela être toutes les matières premières dont les séries de prix seraient disponibles sur une longue période mais bien uniquement celles produites par ces pays en développement. De ce point de vue, l’absence de prix énergétiques dans les indices construits par Grilli et Yang (1988) et dans les nombreuses études qui les ont réutilisés pose question. Si ceci est justifié par l’absence sur une longue période d’un prix international suffisamment représentatif (la forte différence des prix qui s’est observée historiquement entre le reste du monde et les États-Unis - en raison de l’interdiction d’exporter du brut - pouvant à son tour expliquer cette réalité ), cet argument n’est pas explicitement présenté par ces auteurs. Accepter cette justification reviendrait par ailleurs à critiquer les autres travaux qui, à l’instar de Cuddington (1992) ou d’Arezki et al. (2014), introduisent les prix du charbon ou du pétrole dans leur vérification empirique de l’HPS. Le problème n’est pas isolé : comme nous l’expliciterons dans le paragraphe ci-après, la non-prise en compte de la bauxite dans la totalité des panels ou indices de prix retenus ne peut, par exemple, que surprendre alors même (1) que l’aluminium est considéré et que leurs dynamiques respectives ne peuvent en aucun cas être assimilées et (2) que la série de prix existe pour les États-Unis depuis 1990 dans la base de l’USGS et ce, à l’instar de la quasi-totalité des ressources minérales solides.
A l’inverse, la présence de certaines matières premières dans les études sur l’HPS interroge. Bien qu’elle ne pose, en tant que telle, aucun problème méthodologique, l’inclusion de produits comme le blé, le maïs, l’aluminium ou le bois témoigne ainsi du décalage entre les résultats obtenus d’un point de vue économétrique et les recommandations que l’on peut en retirer en matière de politique publique. Si l’on raisonne en volume de production et d’exportation, les marchés mondiaux de céréales sont ainsi dominés par les États-Unis. L’Europe des 27 occupe, pour sa part, la deuxième place du podium mondial des exportateurs de blé avec la France pour premier producteur. Il en va de même pour les oléo-protéagineux. Le Canada domine quant à lui des marchés mondiaux aussi différents que ceux des bois de construction résineux ou du zinc raffiné. L’aluminium primaire est enfin très majoritairement produit par la Chine après avoir connu une situation hégémonique des producteurs européens (Pechiney, Alusuisse) et nord-américains (Kaiser, Reynolds, Alcan, Alcoa). Autant de pays qui, bien qu’exportateurs de matières premières, ne répondent a priori en rien au cadre de raisonnement de Prebisch et Singer. Bien qu’incluant des matières premières représentant 54% du commerce mondial (Pfazenzeller et al. 2007), les indices développés par Grilli et Yang (1988) ne sont en cela peut-être si incontournables qu’il y parait de prime abord. En les utilisant, les études sur l’HPS peuvent en effet conclure à l’existence ou non d’un trend négatif sur le prix relatif des produits de base sans que ceci ne puisse fondamentalement servir d’argumentaire en faveur d’une industrialisation et d’une diversification économique des pays producteurs de matières premières. La mise en œuvre d’une étude économétrique basée, à l’instar d’Arezki et al. (2014), sur des données en panels et étudiant l’évolution, par pays exportateurs de matières premières, des termes de l’échange utilisant les valeurs unitaires, pourrait peut-être être intéressante de ce point de vue. Ces valeurs unitaires représentatives pourraient notamment être considérées comme une moyenne doublement pondérée des valeurs unitaires bilatérales : par matière première exportée et par pays partenaire. Un indice est alors créé dans lequel le poids de chaque matière première dans la totalité des exportations de matières premières du pays considéré sert de première pondération, tandis que le poids du pays partenaire dans le total des exportations de chaque matière première sert de deuxième pondération.
Il est par ailleurs important de rappeler que les matières premières sont désignées sous un vocable commun parce qu’elles partagent certaines caractéristiques économiques : homogénéité du produit rendant la différenciation par la qualité difficile sinon impossible, forte volatilité des prix, disparité entre les zones géographiques de production et celles de consommation générant des flux de commerce international importants. La notion de matières premières n’en reste pas moins extensive et ne saurait être limitée à des produits bruts. Ainsi, l’aluminium fait l’objet de plusieurs transformations industrielles (transformation de bauxite en alumine puis de l’alumine en aluminium par électrolyse) qui en font un produit relativement complexe. On remarquera en outre que si le bas niveau des cours de telle ou telle matière première s’explique naturellement par une faiblesse de la demande et/ou un excès d’offre, la problématique de la réduction des coûts de production ne peut être exclue. Un effort important de recherche et développement est parfois fourni dans certains secteurs primaires et celui-ci peut être le fait de producteurs nationaux détenteurs de leurs outils de production. L’aluminium chinois des décennies 1980, 1990 et 2000 illustre à nouveau ce point (Lucia et al., 2013), tout comme le gaz de schiste plus récemment. Quelle que soit la portée de cet argument, il apparait que si la faiblesse des cours n’est a priori guère une bonne nouvelle pour un pays producteur, c’est à l’aune des critères de rentabilité ou de profitabilité et non uniquement de « niveau » de prix que la pertinence de la spécialisation sectorielle d’un pays s’apprécie . Cet argument avancé notamment par Tilton (2013) doit néanmoins être appréhendé avec prudence. A l’instar du raffinage du pétrole brut en essence, fuel, kérozène et autres distillats, la transformation d’une matière première n’est pas nécessairement gage d’une stabilité de la marge de transformation.
Au-delà de la question de l’inclusion/exclusion de certaines matières premières, se pose celle de la représentativité des séries de prix utilisées. Il est, une fois encore, compréhensible que la disponibilité des données ait guidé les auteurs dans leur choix puisque celle-ci est faible en très longues séries. Ceci impose cependant une grande prudence dans l’interprétation des résultats obtenus. Grilli et Yang reconnaissent d’ailleurs pleinement les limites des indices de prix des matières premières qu’ils utilisent : données manquantes durant les deux guerres mondiales, absence de certains prix internationaux, etc. Certaines justifications ont certes pu être apportées pour démontrer « l’acceptabilité » de ces imperfections. Harvey et al. (2010) rappellent notamment que plusieurs études ont démontré que les déviations à la parité des pouvoirs d’achat étaient relativement stables dans le temps pour nombre de produits agricoles. Parmi d’autres exemples, l’utilisation du Brent comme proxy des prix pétroliers mondiaux ne pose, de la même façon, guère de problème méthodologique. Outre ces justifications, plusieurs études se sont de plus attachées à améliorer la qualité des séries utilisées. Harvey et al. (2017) expliquent ainsi avoir retiré les séries de prix de l’or et de l’argent utilisé par Harvey et al. (2016) en raison de leur ambiguïté statistique et des distorsions qu’elles auraient pu créer. Plusieurs articles se sont par ailleurs attachés à corriger le biais inflationniste présents dans les indices de prix des produits manufacturés traditionnellement utilisés (Svedberg et Tilton, 2011 ; Fernandez, 2012). En dépit de ces améliorations méthodologiques, il demeure légitime de s’interroger sur la capacité de certaines séries de prix, telles que celle sur le bois (timber), à représenter la réalité des prix à l’exportation des pays de l’hémisphère Sud tant les fondamentaux des marchés des résineux, du chêne et des différents bois exotiques apparaissent différents. Il en va de même pour les séries de prix sur la viande (bœuf et agneau) basées sur des références américaines et néo-zélandaises. On remarquera enfin que certains prix sont issus de marchés financiers tels que le London Metal Exchange (cuivre, aluminium, plomb) et sont donc « publiquement » observables, tandis que d’autres apparaissent être des prix « physiques », en base free on board (fob) ou cost insurance freight (cif), voire des valeurs unitaires (bois).
Un cadre analytique à moderniser ?
Ecrits en 1950, les articles fondateurs de Prebisch et Singer s’inscrivent dans un contexte économique très particulier. Si l’HPS agit encore aujourd’hui comme une forme d’énigme historique à laquelle l’amélioration des techniques économétriques permettrait de répondre, il importe probablement de repenser son cadre analytique pour au moins deux raisons. Bien que produites dans des pays en développement, toutes les matières premières n’ont, en premier lieu, pas nécessairement vocation à être systématiquement et totalement exportées. Le gaz naturel compte parmi celles-ci. Si notre regard se porte sur les stratégies adoptées récemment par les pays producteurs africains, il apparait en effet que la faiblesse des cours mondiaux a conduit à un accroissement de la demande nationale à des fins de génération électrique, au détriment des flux d’exportation. Cette évolution est certes récente et probablement peu représentative des stratégies que mènent la plupart des pays en développement producteurs de matières premières, mais elle pourrait revêtir une importance particulière dans les années à venir. La très forte augmentation des cours des matières premières observée entre 2004 et 2012 a, en second lieu, conduit les pays producteurs à accroitre les contreparties demandées aux entreprises internationales investissant dans leur secteur primaire, extractif notamment. Les politiques dites de « contenu local » conjuguées à l’accroissement du « government take » des pays hôtes pourraient en cela limiter la portée de l’argument de Prebisch et Singer visant à démontrer que les bénéfices des IDE sont uniquement captés par les pays investisseurs. Peu de travaux empiriques existent encore aujourd’hui sur cette question, mais il s’agit probablement d’une dimension que la recherche académique devra fortement considérer. Devant nécessairement privilégier une approche pays ou région en raison de l’existence de cadres juridiques et réglementaires nationaux régissant l’investissement dans les secteurs agricoles, miniers ou pétroliers, ces études ne pourraient avoir la portée générale qu’ont les travaux sur l’HPS. Ils permettraient en revanche de contribuer utilement à l’actualisation et à la vérification des thèses de Prebisch et Singer.