Relance de la productivité agricole en Afrique : l’espoir d’une sécurité alimentaire
L’entrée des économies africaines dans le nouveau millénaire s’est accompagnée de performances économiques remarquables, par rapport aux décennies antérieures. Le secteur agricole, qui demeure la clé de voûte du développement économique et social, n’est pas resté en marge. Globalement, ce secteur continue d’enregistrer une croissance robuste, tirée par une hausse de la productivité, mesurée de façon partielle et globale. Les résultats à plus basse échelle laissent toutefois entrevoir de sérieuses disparités et un besoin de renforcer les progrès réalisés pour réaliser les objectifs de développement. A l’opposé des pays développés, la croissance agricole dans le continent demeure principalement tributaire de l’augmentation de l’utilisation des facteurs primaires, conjuguée à une stagnation de l’utilisation des inputs. Tout ceci suscite encore une fois, la nécessité de s’investir davantage à réunir les conditions qui favorisent l’émergence de la productivité.
1. Des enjeux traditionnels
Après l’ère des programmes d’ajustement structurel des années 1980 et 1990, la littérature économique semble avoir retrouvé un intérêt dans le rôle du secteur agricole dans le développement économique et social, la lutte contre la pauvreté et l’insécurité alimentaire dans les pays en développement. Cet intérêt s’est renforcé avec la volonté de la communauté internationale de lutter contre la pauvreté et la vulnérabilité, tel qu’exprimé par les objectifs du millénaire. Il s’est accru suite à la dernière crise alimentaire des années 2007-2010 qui a mis en exergue une fois de plus la vulnérabilité de nombreux pays en développement et les limites des stratégies fondées sur le marché international pour assurer la sécurité alimentaire des populations de ces pays.
En ce qui concerne l’Afrique, continent le plus souvent caractérisé par sa richesse en ressources naturelles et la pauvreté de ses populations, ce regain d’intérêt pour le secteur agricole a été double. D’un côté, bien que le continent ait enregistré pendant les deux dernières décennies des taux de croissance relativement élevés par comparaison à d’autres régions du monde, ceci n’a pas permis de réduire de façon significative l’incidence de l’extrême pauvreté et de l’insécurité alimentaire. Selon la Banque Mondiale (2016), il semblerait que globalement, la croissance favorise moins le recul de la pauvreté en Afrique que partout ailleurs dans le monde. De même, malgré l’important potentiel agricole, le continent dépend de plus en plus du marché international pour satisfaire les besoins alimentaires de base de sa population. D’un autre côté, l’agriculture continue d’occuper une place importance dans les économies de la majorité des pays africains, notamment en termes de contribution au PIB, à l’emploi et aux échanges commerciaux.
En termes de pauvreté, si celle-ci semble avoir reculé en termes relatifs, en passant de 57% en 1990 à 43% en 2012, la population vivant en dessous du seuil de pauvreté a augmenté de 31% en termes absolus. L’incidence de l’extrême pauvreté est donc restée élevée, plus particulièrement en Afrique subsaharienne. Dans cette partie du continent, selon les chiffres des Nations Unies, près de 400 millions de personnes, soit 45% de la population continue de vivre en dessous du seuil de l’équivalent 1,9 dollars en parité de pouvoir d’achat par jour. Etroitement liée à la pauvreté, l’insécurité alimentaire, en termes de disponibilités, d’accessibilité, de stabilité et de qualité des apports alimentaires, reste préoccupante dans un grand nombre de pays. La prévalence de la sous-alimentation en Afrique est passée de 28% dans la période 1990-1992 à 20% dans la période 2014-2016 (FAO, 2015). Tout comme le taux de pauvreté, cette baisse en termes relatifs de la sous-alimentation voile une incidence plus importante de ce problème car en termes absolus, le nombre de personnes sous-alimentées a augmenté, passant de plus de 181 millions de personnes dans la période 1990-1992 à plus de 232 millions de personnes.
2. L’agriculture, la clé de voûte du développement économique et social
En effet, on estime que la contribution directe de l’agriculture au PIB en Afrique a été de l’ordre de 15% en 2013. Il est à noter que cette contribution peut atteindre des proportions très élevées dans de nombreux pays (voir tableau 1), comme c’est le cas par exemple du Libéria où elle s’élève à près de 65% du PIB. Si on ajoute à cette contribution directe les effets indirects d’entrainement amont et aval, la contribution globale de l’agriculture dans l’économie se chiffrerait entre 40% et 50% du PIB.
L’importance de l’agriculture dans les économies africaines se reflète aussi dans la part du secteur dans l’emploi et dans les exportations. D’après les chiffres de la Banque Africaine de Développement, en 2014 la population active employée dans l’agriculture en Afrique a avoisiné 54% de la population totale employée. Evaluée par région cette moyenne a été de 24% en Afrique du nord, 46% en Afrique occidentale, 52% en Afrique centrale, 53% en Afrique australe et 77% en Afrique orientale. Du côté des échanges commerciaux, on constate que dans 36% de ces pays, les exportations agricoles ont représenté plus du quart des exportations totales en 2013. Il va sans dire que pour certains pays, les exportations agricoles constituent l’essentiel des exportations totales. C’est le cas par exemple de l’Ethiopie et la Guinée Bissau où les exportations agricoles représentent respectivement jusqu’à 83 et 93% des exportations totales.
Tableau 1 : Part de l'agriculture dans le PIB et dans les exportations en année 2013
Sources de données : UNSTATS, FAOSTATS
Considérant l’importance du secteur agricole, un grand nombre d’analystes s’accordent à dire que l’agriculture doit être la clé de voûte du développement économique et social en Afrique : agriculture-led development. Dans la littérature économique, on distingue deux courants. Le premier prône le développement de la petite agriculture pour assurer la sécurité alimentaire à l’échelle nationale et au niveau des ménages ruraux. Le second courant met l’accent sur le rôle de l’agriculture dans les premiers stades de développement et de transformation structurelle de l’économie. Pour jouer pleinement ce rôle, le secteur doit connaitre une amélioration de la productivité induisant une libération de surplus économique et de travail pour le développement d’autres secteurs jugés plus valorisant des ressources en capital et travail, en particulier l’industrie.
Somme toute, le regain d’intérêt pour le développement agricole s’est traduit par l’adoption et la mise en œuvre de politiques visant le développement de ce secteur. Le Programme Détaillé de Développement de l’Agriculture Africaine (PDDAA) du Nouveau Partenariat pour le Développement en Afrique (NEPAD), les différentes politiques agricoles régionales et les programmes nationaux d’investissement agricole en sont des exemples palpables. La question qui se pose maintenant est de savoir si ces politiques se traduisent par une croissance du secteur, et le cas échéant, quelle est la qualité de cette croissance ? Est-elle le résultat d’une simple extension ou d’une intensification, ou les deux à la fois, et/ou d’une amélioration de la productivité globale des facteurs ?
Dans cette optique, le présent article s’intéresse à caractériser la croissance agricole observée ces dernières décennies en Afrique, en exposant dans quelle mesure cette croissance a pu être stimulée par l’amélioration technologique. Ainsi, fait-elle partie d’une dynamique de transition économique pouvant aboutir à terme à une transformation économique structurelle, ou s’agit-il d’une simple exacerbation des tendances d’extension des terres de culture et d’intensification du travail dans le secteur ? L’analyse de la productivité globale des facteurs est l’outil principal de cette évaluation.
3. Croissance agricole et Utilisation des Ressources
3.1 Croissance et utilisation des facteurs terre et travail
Une analyse rapide de la croissance agricole en Afrique pendant les cinq dernières décennies montre qu’elle a globalement été positive. Cependant, les évolutions de ses niveaux global et par habitant permettent de distinguer trois phases d’évolution (voir figure 1). La première couvre la période antérieure au milieu des années 1980 et se caractérise par une croissance faible. La seconde, qui s’étale du milieu des années 1980 à la fin des années 1990, est marquée par une croissance relativement plus élevée mais non suffisante pour compenser la croissance rapide de la population. La troisième, correspondant aux années 2000, est caractérisée par une croissance suffisamment élevée pour compenser la croissance démographique et permettre une croissance agricole par habitant.
Figure 1 : Valeur ajoutée agricole totale et par habitant en Afrique
Source de données : United Nations Statistics Division
La première phase correspond globalement à la période postindépendances, marquée dans la majorité des pays africains par un interventionnisme étatique dans le secteur et dans les marchés des produits agricoles et agroalimentaires en général. La faible croissance agricole observée pendant cette première phase s’est traduite par une réduction de la contribution de l’agriculture dans l’économie qui est passée de près de 17% en moyenne en 1970 à près de 13% en 1985, une baisse de la valeur ajoutée agricole par habitant et une dégradation de la sécurité alimentaire dans un grand nombre de pays africains. En termes d’utilisation des facteurs, cette période se distingue par une intensification du travail dans l’agriculture comme le montre le taux élevé de croissance de la main d’œuvre active employée dans le secteur qui a atteint en moyenne 2% alors que la superficie emblavée stagnait (voir Figure 2). Globalement l’agriculture africaine a servi pendant cette période à absorber une grande partie de la croissance de la main d’œuvre, au prix d’une faible productivité du travail et de faibles revenus dans le milieu rural. Cela n’était qu’une conséquence directe de la faiblesse de développement des autres secteurs de l’économie.
La deuxième phase s’étale entre le milieu des années 1980 et la fin des années 1990 et correspond à la période de mise en application dans la majorité des pays africains de réformes économiques profondes, connues sous l’appellation de programmes d’ajustement structurel. Durant cette phase, ces pays ont été appelés à réduire l’interventionnisme étatique dans l’économie, à libéraliser les marchés et à procéder à des réalignements profonds de leur politique de taux de change. En ce qui concerne l’agriculture, ces réformes ont permis une reprise de la croissance agricole dans la majorité des pays. Cette dernière est passée de 0,8% en moyenne par an dans la période 1970-1984 à 2,7% dans la période 1985-1999. Cependant, si cette croissance de l’agriculture a permis d’éviter une plus grande dégradation de la sécurité alimentaire dans bon nombre de pays africains, elle a été juste suffisante pour compenser la croissance élevée de la population puisque la production agricole par habitant est restée constante pendant toute la période.
La croissance de l’agriculture observée pendant cette deuxième période (2,7% en moyenne par an) semble n’avoir été obtenue que par un plus grand recours aux ressources, travail et terre. Dans un contexte de très faible investissement dans l’agriculture, ceci ne s’est pas traduit par une amélioration notable de la productivité de ces deux facteurs.
Figure 2 : Croissance la valeur ajoutée agricole, du travail et de la terre
Source de données : FAOSTAT, UNSTATS, USDA
La troisième phase couvre la période post ajustement structurel. Pendant cette troisième phase, on peut affirmer que les réformes économiques drastiques qu’ont connues les économies africaines pendant les années 1980 et 1990 ont commencé à produire leurs effets puisque dans la plupart des pays africains la croissance économique, et en particulier celle du secteur agricole, a commencé à dépasser celle de la croissance démographique. Plus encore, l’agriculture s’est affirmée comme moteur de la croissance économique dans bon nombre de pays africains et la tendance observée auparavant à la baisse de sa contribution à l’économie s’est renversée. En effet, la part de l’agriculture dans le PIB est passée de ses bas niveaux atteints vers le milieu des années 1980, de près de 13% en moyenne à près de 15%.
Globalement pendant cette troisième phase, la croissance de l’agriculture a été en moyenne de 5,2% entre 2000 et 2013, dépassant significativement les taux d’extensions des superficies cultivées et d’augmentation de la population active employée dans le secteur. Ces derniers ont enregistré, respectivement, pendant la même période les taux annuels moyens de croissance de 1,3% et 2,2%. En conséquence, on a assisté pour la première fois à une croissance de l’agriculture africaine dépassant la croissance démographique, pour atteindre un taux de croissance annuel moyen par habitant de 2,6%.
Dans le détail, une analyse couvrant 52 pays révèle que 44 ont réalisé une croissance agricole moyenne positive entre 2000 et 2013. Parmi ces 44, 31 pays ont pu réaliser une croissance agricole supérieure à la croissance démographique, permettant une croissance agricole par habitant positive. De même, 37 pays ont enregistré une croissance agricole positive à la fois par hectare cultivé et par employé agricole (voir figure 3).
Figure 3 : Croissance agricole par unité de travail et de terre entre 2000 et 2013
Source de données : FAOSTATS, UNSTATS, USDA
Sur les 15 autres pays, on observe soit une décroissance de la valeur ajoutée par unité de superficie cultivée, soit une décroissance de la valeur ajoutée par unité de travail, soit les deux. Autrement dit, ces tendances indiquent que dans près de 30% des pays africains, les performances enregistrées par l’agriculture sont loin de permettre d’atteindre les objectifs de développement.
Dans les 7 autres pays cette croissance n’a été possible que par une croissance plus que proportionnelle des facteurs terre et travail, c’est-à-dire au prix d’une plus faible productivité de ces deux facteurs.
La croissance constatée à l’échelle continentale est ainsi le fruit de nombreuses disparités. Dans les pays dans lesquels on observe des taux négatifs de croissance agricole par unité de travail (baisse de la productivité du travail), le niveau de vie se détériore, ce qui accentue la pauvreté, particulièrement en milieu rural. Dans ces pays, on peut affirmer qu’en l’absence d’un développement conséquent des autres secteurs et d’une transformation économique structurelle, le secteur agricole reste un secteur refuge pour une main d’œuvre de plus en plus nombreuse et non qualifiée. Cette baisse du niveau de vie des populations rurales s’accompagne généralement d’une exploitation abusive des ressources naturelles, notamment par l’extension des cultures aux zones marginales et aux terres fragiles.
Globalement pendant cette troisième période, on a assisté en moyenne à une baisse de la superficie cultivée par travailleur indiquant que l’amélioration de la productivité du travail basée sur l’extension des superficies cultivées a atteint ses limites dans un nombre important de pays. En moyenne, le taux de croissance de la superficie par travailleur a été de -0.85% pendant la période 2000-2013. Ce taux n’a été positif que dans la moitié des pays (26 pays sur 52, voir Figure 4). Dans les 26 restants, toute croissance de la productivité agricole ne pourra être réalisée que par une amélioration de la productivité totale des facteurs, un recours plus important aux intrants et une intensification du capital.
Figure 4: Croissance de la superficie par unité de travail entre 2000 et 2013
Source : données USDA. Calculs des auteurs
3.2 Niveau d’utilisation des intrants et du capital
Pour ce qui est des intrants et du capital, il est frappant de constater le peu de progrès réalisés alors que pendant les années 2000, l’agriculture africaine semblait bénéficier relativement d’une plus grande attention de la part des organisations internationales. A titre d’exemple, la consommation moyenne d’engrais en Afrique a à peine dépassé les 18 kg d’unités fertilisantes (N, P2O5 et K2O, toutes confondues) par hectare en 2012. Ce niveau reste très en dessous de la consommation nécessaire pour conserver la fertilité des sols et très loin du niveau de consommation permettant d’assurer une croissance de la production. A titre de comparaison, dans le reste du monde et à la même année, cette consommation a été en moyenne sept fois plus élevée, soit près de 130 Kg/ha. Cette situation ne semble pas s’améliorer puisqu’entre 2000 et 2012, le taux annuel de croissance de la consommation d’engrais en Afrique n’a été que de 0,44% en moyenne alors que dans le reste du monde, ce taux a été en moyenne de 2,18%.
Du point de vue investissement dans l’agriculture, on peut faire le même constat comme l’indiquent les niveaux de mécanisation et d’équipement des superficies pour l’irrigation, deux facteurs essentiels à l’atténuation des risques et l’amélioration de la productivité agricole. En 2012, le nombre de machines agricoles utilisées en Afrique a été de 1,8 par mille hectares alors que dans le reste du monde ce nombre a été 18 fois plus important, soit 31,9 par mille hectares. En termes de taux de croissance, ce nombre de machines a connu même une légère régression entre 2000 et 2012, alors que dans le reste du monde, et pendant la même période, ce nombre a connu une progression de 24%, soit une croissance annuelle de 1,9%.
De même, l’investissement dans l’irrigation en Afrique est resté globalement très limité. Si dans le reste du monde les superficies équipées pour l’irrigation ont atteint en 2013 près de 23% des superficies cultivées, celles-ci n’ont représenté à la même année en Afrique que 5,6%. Plus encore, près de 62% de ces superficies irriguées sont concentrées en Afrique du nord, soit un taux d’irrigation de 20%, alors que l’Afrique subsaharienne, qui représente plus de 82% des superficies cultivées, ne concentre que près de 48% des superficies irriguées, soit un taux d’irrigation de seulement 2,6%.
En résumé, on peut dire que l’augmentation de l’utilisation des ressources terre et travail semble avoir été le facteur dominant dans la croissance agricole. On peut également affirmer que l’intensification de l’agriculture, au sens de l’utilisation de plus d’intrants comme au sens de l’augmentation du stock de capital, est restée timide en Afrique, comme le montrent les bas niveaux de consommation des fertilisants et les investissements insuffisants dans l’irrigation et la mécanisation. Cela amène à dire que la seule justification à cette différence entre la croissance dans le secteur et celle de l’utilisation des facteurs ne peut provenir que d’une amélioration de la productivité globale des facteurs, qui capte également le changement technologique dans les systèmes de production.
4. Croissance de la Productivité Globale des Facteurs
Le concept de productivité globale des facteurs (PGF) désigne le rapport entre la production et l’ensemble des facteurs utilisés dans cette production (capital, travail, terre et consommations intermédiaires). L’amélioration de la PGF agricole, non seulement contribue à la croissance agricole, mais est également déterminante pour l’amélioration de la compétitivité du secteur, la réduction de la pauvreté et de l’insécurité alimentaire. En effet, elle rend compte des performances résultant de l’utilisation de l’ensemble des inputs entrant dans le système de production.
Ceci fonde l’intérêt croissant de la communauté scientifique et de celle des décideurs à examiner l’évolution de cette composante cruciale de la croissance agricole. L’étude sous-jacente à cet article (Guèdègbé, 2015) a employé la méthode connue sous l’appellation de comptabilité de la croissance (« Growth Accounting »). Elle consiste à décomposer la croissance observée de la production en croissance des différents facteurs de production ainsi que celle de la productivité globale de ces facteurs. Elle permet par la suite d’évaluer les contributions de ces différentes composantes à la croissance. Deux approches y ont été utilisées pour mener cette évaluation. La première ne tient compte que des facteurs primaires de production (capital naturel, capital fabriqué et travail), et donc ne s’intéresse qu’à la croissance de la valeur ajoutée. De ce fait cette première approche adopte le point de vue de la croissance économique uniquement et néglige la croissance globale de la production agricole qui peut être dans les premiers stades de développement d’un pays un objectif légitime de la politique économique compte tenu de ses effets multiplicateurs sur le reste de l’économie ou de son impact sur la sécurité alimentaire. La deuxième approche tient compte à la fois des facteurs primaires et des consommations intermédiaires et s’intéresse donc à la croissance de la production agricole totale mais ne permet pas d’appréhender la contribution du secteur à la croissance économique globale.
Quel que soit l’approche, la PGF incorpore également les contributions de tous les facteurs autres que les facteurs physiques mesurables. De ce fait, elle inclut les changements technologiques et institutionnels, les améliorations d’efficience et d’allocation des ressources, ainsi que les changements de qualité des facteurs et intrants incorporés dans les processus de production. L’évaluation de cette PGF reste dépendante de la manière avec laquelle les facteurs physiques, facteurs primaires et consommations intermédiaires sont quantifiés. Une attention particulière a ainsi été accordée à la quantification du facteur terre.
L’observation des résultats de l’évolution du niveau de productivité globale des facteurs dans le secteur agricole en Afrique depuis la période des indépendances jusqu’à maintenant fait ressortir deux grandes périodes de son évolution (voir figure 5) qu’on retrouve plus ou moins à l’échelle nationale. Dans une première période, s’étalant du début des années 60 au milieu des années 80, on constate que parmi les 49 pays qui ont pu être étudiés, le niveau de la PGF a en moyenne légèrement diminué (taux de croissance de -0,2%). Ce recul de la PGF n’a pas manqué d’impacter négativement la croissance agricole qui était principalement tirée par la forte croissance de l’utilisation de terres et de main d’œuvre. La seconde période s’étend du milieu des années 80 jusqu’à maintenant. En moyenne, on y observe une augmentation du niveau de la PGF (taux de croissance de 1,1%), mais comme toujours, avec une diversité des situations entre pays.
Figure 5 : Evolution de la productivité globale des facteurs dans l’agriculture en Afrique (1961 = 100)
Source : (Guèdègbé, 2015)
Une analyse par pays indique que 20 pays ont eu des taux moyens de croissance de la PGF positifs pendant les deux périodes. Dans 20 autres pays, il semblerait que les ajustements structurels ont permis de passer à une croissance positive de la PGF dans la deuxième période alors qu’elle était négative dans la première période. Dans les neuf pays restant, la croissance de la PGF a été négative dans la deuxième. Dans 4 de ces 9 pays, la croissance de la PGF était en moyenne positive dans la première période, contrairement aux 5 pays restant dans lesquels elle a été négative dans les deux périodes.
Plusieurs pays ont donc évolué vers une croissance de leur productivité globale des facteurs. Mais dans plusieurs de ces pays cette croissance n’a pas été suffisamment importante pour être considérée comme un principal moteur de la croissance du secteur. Sur la quarantaine de pays ayant enregistré une croissance de leur PGF dans la seconde période, 39 y ont présenté une croissance en moyenne positive de leur production agricole (voir Figure 6). Sur ces 39 pays, 7 ont eu une contribution de la croissance de la PGF à la croissance de la production comprise entre 0 et 25%, 13 entre 25 et 50%, 13 autres entre 50 et 75%, 3 entre 75 et 100% et 3 autres ont enregistré une croissance de la PGF plus importante que celle de la production et ont donc une contribution supérieure à 100%. Dans les pays développés, la PGF est le principal moteur de la croissance agricole, avec une contribution généralement supérieure à 100% (Afrique du Sud : 164% ; Espagne : 153% ; USA : 120%).
Figure 6 : Croissance de la PTF et contribution à la croissance de la production agricole
Source : calculs des auteurs
Cette augmentation de la productivité agricole serait plus renforcée si elle était accompagnée d’un développement conséquent des autres secteurs. Autrement dit, la transformation structurelle en Afrique n’a pas été suffisante pour générer une réelle hausse de la productivité dans l’ensemble de l’économie et en particulier dans le secteur agricole.
5. Les conditions d’une émergence de la productivité
De façon globale la croissance agricole en Afrique subsaharienne a été principalement obtenue par une utilisation plus accrue des facteurs de production, plus spécifiquement le travail et la terre. Elle a été peu portée par l’intensification du capital et par des améliorations technologiques. En effet, elle est expliquée par un faible niveau d’irrigation, d’utilisation de semences et plants améliorés, d’engrais, de races améliorées et des produits phytosanitaires et zoo sanitaires, etc. Elle est également le résultat d’une inadaptation des intrants disponibles et accessibles sur les marchés nationaux surtout en qui concerne les fertilisants.
Au-delà de l’intensification du capital et de l’amélioration technologique, l’amélioration de l’environnement du secteur s’avère être une composante fondamentale. Cependant, les niveaux d’investissement public et privé dans la recherche et développement agricoles, dans les infrastructures, dans l’éducation en particulier en milieu rural sont demeurés faibles. Plus largement, il s’agit d’une faible mise en place des conditions pouvant stimuler les améliorations technologiques tout le long des filières, les transferts de technologie et l’adoption des nouvelles techniques, accompagnée du complexe défi de mobilisation de ressources financières.
Du côté des dépenses publiques dans le secteur, les données du Regional Strategic Analysis and Knowledge Support System (ReSAKSS) de l’IFPRI (International Food Policy Research Institute) indiquent que sur les 48 pays africains dont les données sont disponibles, seulement 3 (le Malawi, le Mozambique et le Libéria) ont dépassé en 2014 le seuil de 10% de dépenses publiques à l’agriculture fixé en 2003 par les chefs d’états africains dans le cadre de la déclaration de Maputo (voir figure 7). De même, ces trois pays sont dans une tendance à l’augmentation de leurs dépenses publiques dans l’agriculture. 45 pays présentent une part des dépenses dans l’agriculture inférieure à 10%. Dans ces 45 pays, 22 (soit près de la moitié) présentent entre l’année de la déclaration de Maputo (2003) et 2014, une tendance à la diminution de la part de leurs dépenses publiques dans l’agriculture. Il va sans dire que, entre défis conjoncturels, contraintes budgétaires et volonté politique d’acter dans le agricole, plusieurs pays du continent ont du mal à atteindre leurs objectifs.
Figure 7 : Parts des dépenses publiques dans l’agriculture et évolution de ces parts
Source : RESAKSS/IFPRI
Les efforts des pays africains dans la recherche agricole demeurent également faibles malgré le besoin de plus en plus important de développement de technologies adaptées aux environnements de production. D’après les dernières données fournies par l’IFPRI (International Food Policy Research Institute) à travers les ASTI (Agricultural Science and Technology Indicators), les dépenses dans la recherche agricole (mesurés en dollars PPA de l’année 2011) constituent moins de 5% du produit intérieur brut des 43 pays africains dont les données sont disponibles. Pis, il n’y a que dans seulement 6 de ces 43 pays que cette part dépasse la barre de 1%.
Les infrastructures sont une des principales composantes permettant les transferts de technologie, l’accès aux marchés des facteurs et des produits, contribuant donc à améliorer la productivité. En effet, l’existence et la connexion aux marchés internationaux des inputs de la production végétale et animale à travers des infrastructures (ports, routes, logistique, etc.) de qualité permet de réduire sensiblement le coût de leur approvisionnement. L’inexistence ou la mauvaise qualité de ces infrastructures est actuellement source d’une importance des frais d’approche. Aujourd’hui, une bonne partie du prix élevé de l’engrais en Afrique est constitué des coûts de transport. Pour le petit agriculteur, l’amélioration de la qualité des infrastructures aura donc un effet bénéfique car une réduction des dépenses d’approvisionnement en inputs est une incitation à plus produire. Cela profitera également aux nombreux états africains qui mènent des politiques de subventions car ces dernières pèsent lourdement sur leur budget.
Si l’on s’en tient uniquement aux performances africaines en termes d’infrastructures routières, le constat est peu reluisant. D’après le dernier rapport sur la compétitivité dans le monde du Forum Economique Mondial (2015), sur les 151 pays dont ont été évalués différents critères de compétitivité, 17 des 37 pays africains figurant dans le classement sont classés entre les rangs 100 et 150 en ce qui concerne la qualité des routes, soit environ la moitié des pays classés. Dans les rangs supérieurs, 15 de ces 37 pays sont classés entre 50 et 100. Enfin, les 5 premiers sont classés entre 1 et 50, le meilleur étant la Namibie avec un rang de 28 sur 151 et un score de 5,2 (contre un score maximal de 6,6 atteint par les Emirats Arabes Unies). Les scores des 37 pays africains classés varient de 1,9 (Guinée, occupant la 140ème place du classement mondial) à 5,2 (Namibie, occupant la 28ème place du classement mondial).
Conclusions et Implications
La croissance agricole en Afrique a été plus induite par une utilisation de plus de terres et de plus de main d’œuvre. Cette situation qui est – entre autres – le résultat d’une transformation économique structurelle insuffisante a donné lieu à une insuffisante croissance de la productivité globale dans l’agriculture pour induire un réel recul de la pauvreté. En effet, l’augmentation de l’utilisation des facteurs travail et terre s’est traduite par « une expansion de l’agriculture ». Ceci, couplé à la faible augmentation de la productivité agricole s’est traduit par une faible augmentation du revenu. Pour faire face à cette situation, il revient bien évidemment aux Etats à mettre en place des mesures efficaces d’amélioration de la productivité agricole.
Pour accroitre la productivité dans le secteur agricole en Afrique, les Etats ont besoin d’améliorer les niveaux d’investissements dans la recherche et le développement (R&D) agricole. Cet aspect revêt une importance majeure dans le contexte actuel de lutte et d’adaptation au changement climatique. La R&D agricole a le défi de générer des technologies à la fois hautement productives (rendements), mais permettant également de préserver la qualité du capital naturel de production (fertilité des sols, disponibilité et qualité des ressources en eau, etc.). La R&D ne doit pas se limiter au développement de nouvelles variétés de semences et plants, mais s’étendre à l’ensemble des itinéraires techniques et leur adaptation aux conditions locales. Si le transfert technologique s’avère important, il serait judicieux de capitaliser sur le savoir-faire et les technologies locales.
Ces transferts de technologies doivent s’accompagner d’un effort important dans la vulgarisation agricole, l’éducation en milieu rural, ainsi que l’amélioration des conditions d’accès aux marchés. L’amélioration des infrastructures permet de réduire les coûts de transaction et de créer de nouvelles opportunités. Le développement de l’irrigation, de l’utilisation raisonnée des intrants, autres piliers incontournables des progrès dans la productivité, requièrent également qu’on réalise des investissements adéquats. L’important besoin d’investissement qui se crée ainsi ne pourra être comblé que par l’élargissement des stratégies de financement à l’adoption de nouveaux mécanismes, notamment en associant le secteur privé et en mobilisant des ressources non exploitées jusque-là.
Ainsi, la révolution « doublement verte » de l’agriculture en Afrique tant attendue aujourd’hui se doit d’être intégrée dans un ensemble consolidé de réformes politiques, économiques, commerciales et fiscales, accompagnées d’investissement dans la R&D, le développement de l’irrigation, les améliorations foncières, l’utilisation rationnelle des intrants, la vulgarisation et l’adoption des technologies.