Multilatéralisme : quelle résonance (géo) politique pour l’acier ?
Si les produits énergétiques sont de toute évidence au cœur des relations géopolitiques, d’autres « commodities » ne peuvent être négligées pour expliquer certaines évolutions de la scène économique et politique internationale. L’acier compte parmi celles-ci et ce, depuis le XIX siècle. Qu’en est-il aujourd’hui ? Dans un contexte d’une demande interne atone, l’expansion considérable de la production chinoise mais également de ses exportations pèsent lourdement sur la santé des sidérurgistes « historiques ». Des mesures anti-dumping ont ainsi été adoptées aux Etats-Unis, en Europe ou au Maroc dans le but de restaurer la compétitivité des industries locales sur les marchés nationaux. Il appartient aux autorités compétentes de juger de la légitimité de telles mesures, mais force est de constater toute l’importance des enjeux politiques dans ce domaine, qu’ils soient nationaux ou internationaux.
Phénomène diffus, longtemps oublié mais d’envergure désormais mondiale, la tentation protectionniste marque de son sceau le discours de nombreux leaders politiques. Qu’il s’agisse d’une rhétorique de circonstance ou d’une véritable rupture idéologique, ceci illustre, s’il en était encore besoin, que les arguments économiques ne prévalent pas toujours sur les idées politiques. Ce qu’il est intéressant d’analyser, au-delà des caractéristiques d’un phénomène complexe par essence, sont les origines de cette évolution de la pensée politique. Ainsi, parmi les nombreuses variables qui peuvent l’expliquer, les récents développements du marché des matières premières ne peuvent être exclus. L’argument n’est en réalité guère nouveau car historiquement rien ne semble plus au croisement de l’économie, de la politique et de la géopolitique que les ressources naturelles. Dans ce domaine, le pétrole et le gaz ont fait très légitimement l’objet d’analyses nombreuses. Le blé lui s’affirme, depuis l’embargo décidé par Jimmy Carter sur les exportations à destination de l’Union soviétique aux premiers jours de l’année 1980, comme le produit agricole-clé pour éclairer la réalité de certaines relations interétatiques. Si l’on excepte l’or ou les fameuses « terres rares », les minerais et métaux semblent pour la plupart échapper à cette logique, alors que leurs poids politiques ne peuvent pas être négligés. Que l’on y pense : la conjonction d’une très forte inégalité dans la répartition géographique de ressources minérales indispensables et d’une demande pour celles-ci le plus souvent mondiale assurent les conditions d’une (inter) dépendance entre pays importateurs et exportateurs dont les racines ne sont pas uniquement d’ordre économique. Ainsi, à partir de 2009, le renforcement du positionnement de la Chine, mais également de l’Inde ou de la Russie dans le secteur des matières premières au Brésil, en Argentine, en Equateur ou au Venezuela a pu, pour partie, s’expliquer par le basculement politique qu’ont alors connu ces pays et par leur volonté affichée de s’affranchir de leur voisin nord-américain et de la fameuse « doctrine Monroe » .
Graphique 1 : Production mondiale d’acier brut et prix (en USD/tonne, courants et constants, et en milliards)
Source : US Geological Survey
L’argument d’un contenu politique dans les stratégies d’investissement et d’échanges mises en œuvre dans le secteur des matières premières vaut également probablement pour la politique minière française en Nouvelle-Calédonie ou, parmi tant d’exemples, pour le lithium. Dans cette perspective, il est intéressant de se pencher sur l’impact du développement des marchés de l’acier pour comprendre la réalité des discours visant à justifier le retour à différentes formes de protectionnisme. Ceuxci sont en effet une des variables méso-économiques importantes pour tenter analyser la réalité des tensions politiques qui opposent la Chine et, dans une moindre mesure, la Russie au reste du monde. Est-ce à dire que le marché de l’acier revêt aujourd’hui une dimension géopolitique ? Probablement pas, mais la réponse appelle néanmoins à de la prudence. Rappelons en effet que le contenu géopolitique de l’acier dans l’histoire, ancienne comme moderne, est patente. Qu’il s’agisse des « aciers » produits à Tolède et à Damas durant le Moyen-âge ou ceux d’Allemagne ou de Suède deux siècles plus tard, ce métal fut un élément indispensable de la puissance des nations. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la France n’avait-elle par ailleurs suggéré que la Ruhr devienne un Etat international, doté de sa propre monnaie, dont la production d’acier serait répartie entre pays européens ?
Et si ce projet ne vit jamais le jour sous cette forme2 , c’est bien en partie sur l’acier que le processus d’intégration régionale européenne trouva son assise avec la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1952. L’histoire évolue bien sûr et l’acier n’a aujourd’hui vraisemblablement pas le même contenu stratégique, en raison d’usages industriels parfois différents de ce qu’ils étaient au début du XXème siècle et de la concurrence qu’il entretient avec l’aluminium. Sa résonance politique est néanmoins importante, tout comme l’est son impact sur la qualité des relations commerciales internationales. Une géographie de l’acier existe bel et bien (Florida et Kenney, 1992) et, avec elle, une dimension politique forte. Pour preuve : l’écrasante concurrence chinoise et le contenu en emplois que représente le secteur de la sidérurgie se conjuguent pour expliquer les tensions récentes observées entre pays producteurs et l’adoption consécutive d’importantes mesures anti-dumping par l’Europe, les Etats-Unis ou le Maroc. Il n’est de ce point de vue pas exclu que ces deux aspects expliquent pour partie le succès des discours politiques prônant un retour au protectionnisme et, indirectement, les résultats d’élection majeures, au premier rang desquelles celles du président élu des Etats-Unis Donald Trump. Les Etats de ce qu’il est convenu d’appeler la « rust belt » (Pennsylvania, West Virginia, Ohio, Indiana, Michigan, Illinois, Iowa et Wisconsin) ont en effet en large partie voté en faveur du candidat républicain, sur fond de long déclin économique des industries manufacturières depuis les années 1970. La montée en puissance des producteurs émergents asiatiques, deuxième caractéristique fondamentale de l’évolution du marché, est en effet patente. Sur la seule période (2006-2015), la production d’acier brut est ainsi passée en Chine de 421 milliards de tonnes à 803 milliards, soit une hausse de plus 90% en moins de 10 ans (graphique 2), alors qu’elle s’inscrit en net repli pour de nombreux autres pays producteurs : -19,6% aux EtatsUnis, -9,5% au Japon. La domination chinoise est sans conteste dans ce domaine : sur le mois d’octobre 2016, la Chine a ainsi représenté 50,1% de l’offre (soit 68,5 Mt), alors que la production du Japon, au deuxième rang mondial, ne comptait que pour 6,6%. Cette dynamique n’est pas spécifique à l’acier et vaut pour plusieurs autres matières premières, au premier rang desquellesl’aluminium.
Graphique 2 : Evolution de la production d’acier par pays (1996-2015, en Mt)
Source : TheWorldsteel
La suprématie chinoise s’exprime différemment dès lors que le regard se porte sur les entreprises productrices. ArcelorMittal s’affirme en effet comme le leader mondial de cette industrie avec 97 Mt produites en 2015, laissant la deuxième place au conglomérat chinois Hesteel Group (connu sous le nom d’Hebei avant 2016), loin derrière avec 47,75 Mt sur la même année. Parmi les dix premières entreprises productrices au monde, cinq sont néanmoins chinoises (graphique 3, en bleu), représentant une offre cumulée de 143 Mt, soit environ 8,8% de la production mondiale en 2015. L’effort de consolidation est par ailleurs en marche puisque Baosteel a absorbé WISG (Wuhan Iron and Steel Group) pour devenir China Baowu Steel. Produire n’est pas cependant pas exporter et cette position dominante de la Chine n’aurait eu que peu d’incidence sur les sphères politiques et économiques internationales si elle ne s’expliquait pas sur les dernières années par une diminution de la demande interne et, consécutivement par, une hausse des exportations. En dépit d’un engagement à réduire les capacités de production de 45 Mt en 2016 et de 1000 à 150 Mt d’ici à 5 ans3 , le surplus d’offre sur le marché national chinois semble avant tout avoir été géré jusqu’à présent par une politique d’exportation agressive, dont les autres pays producteurs ont payé le prix. Alors que la Chine a consommé 705 Mt d’acier en 2015 (contre 740,28 en 2014 et 765,75 en 2013), ses exportations de produits en acier sous forme finie ou semi-finie ont bondi
Graphique 3 : Production des 10 plus importants aciéristes mondiaux (En millions de tonnes, 2015)
Source : The Worldsteel
entre 2013 et 2016, passant de 61,54 Mt en 2013 à 111,56 Mt en 2015. Pour 2016, la consommation chinoise a diminué de 1,9% entre janvier et juillet selon les données de la China Iron and Steel Association (Cisa), tandis que les exportations ont crû de 5,8% par rapport au mois de juillet 2015. Conséquence immédiate : une baisse des prix de l’acier sur l’année 2015 et, avec elle, celles du prix des intrants nécessaires à sa fabrication, au premier rang desquels le minerai de fer et le charbon à coke, mais aussi le manganèse. Autre conséquence d’envergure : l’imposition progressive, par de nombreux pays producteurs, de mesures protectionnistes « antidumping » dans le but de défendre sur les industries locales. C’est ainsi que la Commission européenne a décidé le 7 octobre 2016 d’imposer de façon provisoire des droits de douane sur les importations chinoises, de 13,2% à 22,6% (selon les producteurs) sur les produits plats laminés à chaud en fer, en aciers non alliés ou en autres aciers alliés, et entre 65,1% et 73,7% pour certaines tôles fortes en aciers non alliés ou en autres aciers alliés. Ceci participe à un arsenal de 37 mesures anti-dumping et anti-subventions sur les produits sidérurgistes adoptées par la Commission européenne, dont 15 à l’encontre des produits chinois. Les barrières tarifaires visant les exportations chinoises sont en réalité mondiales : les cas du Japon qui dispose ainsi de mesures similaires à celles adoptées en Europe, mais également, de la Corée du Sud, du Brésil ou encore du Maroc en attestent. Si le constat semble le même du côté américain, l’ampleur des mesures adoptées diffère assez largement du cas européen ou japonais. C’est en effet une taxe de 522% qui est désormais imposé dans ce pays sur les importations d’acier laminé à froid en provenance de la Chine. A l’origine de ces mesures de protection d’une intensité inédite, l’efficacité du lobbying des producteurs américains qui les avaient réclamées depuis plusieurs années déjà. En cause : des exportations chinoises suspectées de bénéficier d’aides d’Etat, directes ou indirectes, permettant d’abaisser de manière artificielle les coûts de production et ainsi d’exercer une concurrence déloyale. Le problème n’est pas nouveau et les dernières mesures adoptées ne sont que le prolongement de celles adoptées depuis plus années déjà. Ainsi, l’administration Bush avait instauré un droit de douane sur les importations d’acier dès 2002, après que la crise asiatique de la fin des années 90 a poussé les entreprises chinoises à vendre en dessous de leurs coûts de production. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) avait fait pression pour que celui-ci soit abrogé, ce qui fut le cas, mais il est peu probable qu’il en soit de même désormais. Comment dès lors comprendre, au-delà des enjeux financiers directs, l’importante crispation politique qu’alimente la stratégie chinoise d’exportations massives ? Deux réponses intimement liées peuvent être apportées à cette question. La première, déjà évoquée, tient au contenu en emplois du secteur de la sidérurgie et, dans un
Graphique 4 : Evolution des prix de l’acier sur le Shanghai Futures Exchange (SHFE) (en CNY par tonne)
Source : SHFE, www.quandl.com
contexte économique toujours difficile, à la signification politique qu’il alimente. La résonance médiatique en France de la fermeture des hauts-fourneaux de Florange atteste de cette réalité. Il en va de même aux Etats-Unis qui a vu Donald Trump faire de la défense des industries nationales, au premier rang desquels celles de la « rust bell », un de ses thèmes de campagne. Les nominations au secrétariat d’Etat au Commerce de Wilbur Ross, connu pour avoir investi dans le secteur de la sidérurgie américaine et instigateur de nombreuses restructurations, mais également de Dan DiMicco au poste de conseiller en Commerce, ancien PDG de Nucor, 14ème aciériste mondial, laissent présager une approche plus radicale encore. On ne saurait pourtant justifier pleinement les tensions politiques que pose désormais le marché mondial de l’acier par sa réalité sociale. Quelques 150 000 personnes travaillent aujourd’hui dans la sidérurgie américaine, bien loin des 600 000 travailleurs du milieu des années 1970. Rappelons-nous qu’en 1959, près d’un demi-million de salariés de l’industrie de l’acier américaine s’était mis en grève, au point de menacer la croissance économique du pays et de forcer D. Eisenhower à invoquer le Taft-Hartley act pour y mettre fin.
Rien de tel aujourd’hui et c’est ici qu’une deuxième réponse doit être apportée : l’acier revêt une portée symbolique : celle d’un secteur qui fit la puissance des Etats-Unis ou de l’Europe, dont le lustre s’est terni au profit des entreprises chinoises, mais que le discours politique positionne dans les consciences collectives comme un des éléments clés du rapport de force qui s’observe sur les marchés mondiaux. Au point de parfois surestimer l’importance économique de ce secteur. La situation de la sidérurgie n’est pas bien différente de celle de l’industrie de l’aluminium et la portée politique de l’acier ne vaut donc en réalité que par ce qu’elle révèle : une évolution des relations commerciales internationales qui, qu’on le veuille ou non, scelle la domination chinoise dans nombre d’industries, précisément là où les pays occidentaux n’ont pas affiché toutes les ambitions nécessaires à leur maintien… Ce qu’ils regrettent peut-être aujourd’hui.
Graphique 5 : Evolution de l’emploi dans le secteur sidérurgique américain4
Source : US Bureau of Labor Statistics
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