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Matières premières et politiques d’intégration aval: les enjeux d’une stratégie complexe

Yves Jégourel | April 21, 2015

Les marchés pétroliers ne sont pas les seuls à avoir connu une année 2014 particulièrement difficile : ceux des mé-taux de base ont, eux aussi, accusé une forte baisse, sur fond de surcapacités de production et de croissance mon-diale décevante. Représentatif de cette tendance, l’indice GSCI pour les métaux industriels a ainsi reculé de près de 6% entre le 1er janvier 2014 et le 1er janvier 2015 (Graphique 1). Des disparités existent naturellement : en perdant près de la moitié de sa valeur sur cette période, le minerai de fer (CFR Chine) compte parmi les métaux qui ont le plus souffert, tandis que le prix spot de l’aluminium sur le London Métal Exchange (LME) progressait dans le même temps de 4% et celui du nickel de 9%. Le niveau des prix n’est cependant pas tout, et force est de constater que l’accentuation de la volatilité a accompagné cette dynamique. Si l’on prend l’exemple du nickel, celui-ci a bénéficié, au cours du premier semestre de l’année 2014, d’une dynamique haussière particulièrement marquée et expérimenté deux épisodes de fly-up très rapides. Alors que ce métal cote 13496 USD/TM en valeur spot le 6 janvier, il atteint un maximum de 20955 dollars le 13 mai. Sur la seule période allant du 6 au 15 janvier, son prix croît de plus de 7%, tandis qu’un épisode similaire se produit début septembre avec une hausse de 6% sur quelques jours. A l’origine de ces mouvements de prix, la perception d’un risque de pénurie alimenté par la volonté de l’Indonésie et des Philippines, respectivement premier et troisième producteurs mondiaux, de ne plus exporter du minerai brut au profit d’une transformation locale, en ferronickel notamment. En janvier 2014, l’Indonésie cesse ainsi ses exportations, tandis qu’à la fin du mois d’août de cette même année, les marchés financiers envisagent l'idée que les Philippines pourraient suivre une voie similaire. Forgée dans le contexte de la hausse tendancielle du prix des matières premières d’avant 2013, cette volonté d’intégrer les activités en aval de l’extraction et de la production est révélatrice du renouveau des politiques minières au sein des pays en développement ou émergents.

Graphique 1 : Evolution du prix des métaux industriels (2013)

Source : Datastream

Cette stratégie est légitime car elle sert plusieurs ambitions intimement liées : la première vise à capter une fraction de la valeur ajoutée issue de la transformation du minerai et ainsi accroître le revenu national. La seconde, qui en découle, aspire à renforcer la structure économique de ces pays. L’histoire économique le démontre en longue période : l’exploitation de matières premières en abondance n’est pas nécessairement une bénédiction. Souvent cotées sur des marchés financiers organisés, tels que le LME pour les métaux, ou le Chicago Mercantile Ex-change (CME) pour les produits agricoles, les matières premières connaissent une volatilité-prix assez importante qui peut exacerber l’instabilité budgétaire d’une nation faiblement diversifiée d’un point de vue économique. Par ailleurs, en vertu de ce qu’il est convenu d’appeler le syndrome hollandais, il est bien connu que lorsqu’elle représente une part importante du PIB d’un pays, l’exploitation, sans mesure protectrice, des matières premières peut favoriser les entrées de capitaux et déclencher une appréciation durable du taux de change réel. La compétitivité-prix de la nation se dégrade alors et peut conduire à la disparition des secteurs industriels traditionnels, signe patent d’une fragilisation économique. L’intégration aval d’une filière, qui vise à compléter l’activité d’extraction par celle de la première voire de la seconde transformation permet, au contraire, de favoriser l’émergence de tout un écosystème, de nature à diversifier l’économie qui en bénéficie. Elle permet, en outre, l’apparition d’externalités positives liées à l’amélioration du stock de connaissances d’un pays dont les bénéfices macroéconomiques ne sont plus à démontrer. La croissance économique ne découle en effet pas uniquement d’un accroissement des facteurs de production (capital, travail, matières premières) ou d’un progrès technique « tombé du ciel » : elle est endogène, autoalimentée par l’importance du capital humain et du capital technologique, comme l’ont notamment mis en exergue les économistes américains Robert Lucas et Paul Romer. Cette stratégie d’intégration aval n’est pas spécifique à la filière du nickel et une dynamique commune s’observe aujourd’hui dans de nombreux pays pour réduire la part relative de l’activité d’extraction au profit de celle de première et de seconde transformation. Au Maroc, le groupe OCP, premier exportateur au monde de roche phosphatée, s’est ainsi engagé dans un vaste programme de développement de la production et de l’exportation d’engrais. Au travers de sa stratégie nationale d’industrialisation, le Gabon s’est, de la même façon, donné pour objectif de transformer 35% du minerai de manganèse produit d’ici à 2016, alors qu’au Botswana, c’est l’activité de commercialisation des diamants qui sera développée, à la faveur d’une refonte du code minier. Le Sénégal s’est également attaché à réviser son code minier datant de 2003, afin qu’il devienne plus compétitif et prenne mieux en compte les intérêts des différentes parties prenantes. La mise en œuvre d’une nouvelle stratégie minière peut d’ailleurs ne pas être le fait d’un seul pays. Mise en œuvre en 2000, la politique minière de l’Union économique et monétaire Ouest-africaine (UEMOA) vise ainsi à créer un cadre réglementaire propice aux investissements internationaux et faire de la politique minière un outil de développement économique et social. L’initiative « Africa mining vision » mise en œuvre, en 2008, sous l’égide de la commission économique des Nations-Unies pour l’Afrique s’inscrit dans une dynamique similaire. Des stratégies commerciales bilatérales peuvent en outre être nouées afin d’exploiter les avantages comparatifs de chaque nation, à l’image du partenariat récent développé entre le Maroc et le Gabon sur le gaz et les phosphates.

Une question demeure naturellement en suspens : quelle est, d’un point de vue industriel et financier, la meilleure stratégie pour réussir cette intégration aval ? A défaut de pouvoir répondre de façon univoque, il est possible d’identifier un certain nombre de variables influençant la probabilité de succès de cette mutation industrielle. Au-delà des arguments généraux évoqués précédemment, il convient, en premier lieu, de s’assurer qu’il y ait un intérêt économique à le faire, ce qui revient à déterminer, dans la logique des travaux de Ronald Coase et d’Oliver Williamson, si le coût de la transaction interne à l’entreprise désormais intégrée est inférieur au coût d’une transaction réalisée par des mécanismes de marché. D’un point de vue plus opérationnel, ceci revient, notamment, à évaluer si la fréquence et le coût de la renégociation des contrats commerciaux sont élevés. La pertinence économique d’une telle opération peut également s’appréhender en termes de renforcement de pouvoir de marché. Il s’agit de déterminer si l’acquisition d’une position industrielle en aval de la filière est de nature à renforcer le pouvoir de l’entreprise ou de l’économie en question. De ce point de vue, la problématique de la disponibilité et du coût des intrants, qu’il s’agisse du minerai ou des ressources énergétiques et hydriques, est centrale. La proximité géographique des marchés de consommation n’est également pas sans incidence, tout comme la capacité à maîtriser les contraintes logistiques qui en découlent. L’acquisition du savoir-faire technologique et la mise en œuvre d’une stratégie financière permettant de financer une mutation dont l’intensité capitalistique est conséquente viennent s’ajouter à cette liste non exhaustive de conditions nécessaires mais pas suffisantes. Il faut en effet reconnaître qu’au sein des filières de matières premières, plus que dans n’importe quel autre secteur d’activité, le cycle d’investissement n’est pas celui de la production et la forte volatilité du prix des « commodities » peut durablement altérer la rentabilité du projet d’investissement. La chute des prix des métaux industriels observée depuis de nombreux mois est ici pour le rappeler : le nickel ne valait « que » 12581 USD/TM le 10 avril 2015, soit un effondrement de près de 66% depuis le pic de mai 2014. La maîtrise du timing d’investissement est donc en cela essentielle, tout comme l’est la capacité à drainer des financements, le plus souvent internationaux, largement dépendante du cadre légal et réglementaire de l’investissement, mais également de l’évolution des free cashflows de l’entreprise. De ce point de vue, l’ouverture vers des modes de financement pouvant, à l’instar de la titrisation, alléger le coût de la dette, doit être envisagée.

On ne saurait, en second lieu, minimiser l’importance de pleinement appréhender la complexité des interactions concurrentielles qui s’observe au niveau de la stratégie d’investissement en capacité de production et de stockage et non directement au niveau de la production. L’histoire économique des matières premières abonde en effet d’exemples (récents) où l’insuffisante prise en compte de cette dimension, alors que les prix s’élevaient, a conduit au maintien de surcapacités de production durant de nombreuses années.

Une intégration aval de la filière change enfin, à plus court terme, la nature des risques financiers auxquels l’entreprise est assujettie puisqu’elle s’inscrit désormais dans une stratégie de transformation et non de production au sens strict. Elle doit donc, in fine, souvent repenser sa stratégie de risk management : d’une logique de fixation des prix vers une problématique de blocage de marge entre le prix des intrants et le prix du produit transformé. Cependant, alors que les aspects technologiques et industriels de cette mutation sont pleinement considérés, ceux liés à la gestion des risques de marché (commodities, change, taux d’intérêt) ne le sont parfois pas. Il semble dès lors important de développer en interne les compétences dans ce domaine et, peut-être, de favoriser l’émergence d’une culture d’entreprise faisant des marchés financiers un outil, parmi d’autres, de financement et de « hedging ». L’intégration, au sein du groupe, d’une activité de négoce international -pour laquelle la maîtrise des risques financiers est fondamentale- peut être un moyen pour y parvenir.