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Les mutations du marché des matières premières - Partie 3: quelles implications pour les producteurs et les utilisateurs finaux?

Yves Jégourel | March 02, 2015

Les sphères économiques et politiques ont, depuis plusieurs mois déjà, le regard braqué sur le monde des matières premières, s’interrogeant sur les niveaux qu’atteindront les prix pétroliers à moyen-terme. Cela ne surprendra personne : au cœur des préoccupations de nombreux secteurs agricoles, industriels ou de transport, la dynamique des commodities peut, à elle seule, avoir une incidence considérable sur la profitabilité des firmes, qu’elles soient productrices ou utilisatrices de ces produits. La fin du « supercycle » des matières premières, dont l’effondrement des prix du brut ou ceux des métaux de base n’est qu’une des manifestations, a ainsi contribué à rééquilibrer le rapport stratégique entre acheteurs et vendeurs : les utilisateurs finaux trouvent dans cette décrue un second souffle, alors que les producteurs voient leurs marges se réduire et reportent leurs projets d’investissement. L’essentiel n’est pourtant pas uniquement là et, comme évoqué précédemment, c’est aussi dans le retrait des banques occidentales du secteur des matières premières et dans la montée en puissance des négociants internationaux, notamment asiatiques, que le changement de paradigme se trouve. L’appréhension des conséquences économiques ou financières d’une telle mutation pour les producteurs et les utilisateurs est en cela essentielle. On ne saurait ici professer sans risque tant les filières de matières premières sont différentes et la situation de chaque entreprise impliquée si particulière. Deux affirmations sont néanmoins possibles: Les marchés financiers de matières premières se renforcent considérablement et tous ceux qui n’auraient pas la culture pour les comprendre, les moyens d’y accéder et les techniques pour les utiliser, pourraient être lourdement pénalisés.

Dans un contexte de re-réglementation du secteur bancaire et des marchés financiers, la première de ces affirmations ne peut manquer de surprendre. Et pourtant. Il faut, pour se convaincre de son bien-fondé, rappeler que l’utilité économique des marchés financiers ne se résume pas aux marchés actions ou obligataires et qu’une de leurs fonctions est, au-delà du financement de l’économie, d’organiser le transfert des risques. Ceux-ci, de quelque nature qu’ils soient, naissent de l’obligation (économique, juridique ou financière) qu’un agent économique a de réaliser une opération dans le futur à des conditions qu’il ne maîtrise pas : revendre des actions cotées, s’endetter à taux variable, payer une facture en devises étrangères, acheter du pétrole ou vendre sa récolte future de blé, etc.

Les marchés financiers de matières premières se renforcent considérablement et tous ceux qui n’auraient pas la culture pour les comprendre, les moyens d’y accéder et les techniques pour les utiliser, pourraient être lourdement pénalisés.

Face à ces différents risques, les marchés de produits dérivés financiers (options, swaps, futures) ne sont une solution ni immédiate, ni optimale et ne le seront jamais. La négociation d’accords de long-terme, le pooling de risques, la constitution de stocks « tampons », la mise en œuvre de caisses de stabilisation ou compensation, à l’instar de ce qui se fait au Maroc mais également en Inde, en Egypte ou au Ghana, sont autant d’exemples variés de stratégies pouvant être mises en œuvre, au sein d’une entreprise ou à l’échelle d’un pays, pour protéger tantôt les producteurs, tantôt les consommateurs, notamment les ménages, des fluctuations excessives du prix des matières premières. Ces différentes approches ont cependant trois inconvénients : elles sont traditionnellement peu flexibles, ont un coût financier souvent conséquent et visent avant tout à mieux répartir le risque entre les différents acteurs de la filière, ce qui n’est, en pratique, pas toujours possible. Schématiquement, ceci implique en effet qu’il y ait, au sein d’une filière, des vendeurs et des acheteurs ayant des contraintes financières équivalentes et des profils de risque opposés : les producteurs de blé, qui seront dit « longs », c’est-à-dire en situation de potentiels vendeurs selon la terminologie de la finance en vigueur, et désireux de se protéger contre la baisse des prix futurs, auraient ainsi, en vis-à-vis, des minotiers, structurellement « short » (i.e potentiellement acheteurs) et soucieux quant à eux de se prémunir d’une hausse des cours du blé. La situation est idéale et conduirait à la négociation d’un prix à terme défini sur une base commerciale. La réalité est cependant bien souvent différente : la seule asymétrie entre acheteurs et vendeurs peut ainsi suffire à condamner cet échange puisque le prix ne peut être satisfaisant pour l’une et l’autre des contreparties. Comprenons le donc : les marchés des produits dérivés ont pour objectif d’externaliser une fraction du risque de prix qu’une filière ne réussit pas à porter en son sein. Ce rôle se confirme jour après jour depuis le lancement des premiers marchés à terme financiers modernes à Chicago au milieu du XIXème siècle. Saumon, lait, plastique comptent parmi les exemples récents des nouveaux contrats à terme lancés de par le monde, aux Etats-Unis, en Europe, ou en Chine. On pourrait se convaincre localement que ce mode si particulier de gestion des risques n’est pas une voie à suivre, la dynamique d’expansion des marchés financiers de matières premières à l’échelle internationale n’en resterait pas moins inchangée. L’utilisation des produits dérivés à des fins de hedging ne peut dès lors être ignorée. 

Il faut ici se rappeler de l’enjeu stratégique que représente un commodity exchange pour une économie : celui-ci n’a en effet pas pour seul objectif d’offrir des solutions de risk management ; il favorise l’émergence d’une référence de prix qui tend à s’imposer internationalement et donne un avantage comparatif considérable à la filière du pays qui l’accueille.

Il semble raisonnable de penser que tous les agents devraient avoir accès, directement ou indirectement, aux marchés dérivés de matières premières si leur activité économique et les risques financiers (taux d’intérêt, change, matières premières) qui en découlent le justifient. Des différences significatives existent sur ce point entre pays, filières et types d’entreprises. Certains pays, à l’instar des Etats-Unis, du Royaume-Uni ou, plus récemment, de la Chine, ont placé les marchés de produits dérivés au cœur des filières de matières premières, d’autres non. L’accès aux marchés financiers internationaux peut alors être, dans ce dernier cas, particulièrement difficile pour l’ensemble de l’économie et ce, d’autant plus que des contrôles sur le change existent. Il faut ici se rappeler de l’enjeu stratégique que représente un commodity exchange pour une économie : celui-ci n’a en effet pas pour seul objectif d’offrir des solutions de risk management ; il favorise l’émergence d’une référence de prix qui tend à s’imposer internationalement et donne un avantage comparatif considérable à la filière du pays qui l’accueille. Ce n’est ainsi pas un hasard si la Chine, premier producteur mondial d’acier, a lancé un contrat sur le minerai de fer sur le Dalian commodity exchange en 2013, poussant les marchés historiques tels que le Chicago Mercantile Exchange à adopter par la suite une référence de prix chinoise. Certaines filières n’auront de la même façon pas besoin de recourir aux marchés financiers, tandis que d’autres, à l’image de la plupart des filières agricoles des grains, des protéo-oléagineux ou des softs commodities (café, sucre, cacao, coton) recourent très largement aux contrats à terme ou autre instrument de risk management. Dans ce dernier cas, des différences importantes sub-sistent entre entreprises au regard de leur capacité d’intervention.  Celles ayant une large surface financière n’ont naturellement pas ou peu de contraintes pour les utiliser, soit parce qu’elles accèdent directement au commodity exchange en tant que membre, soit parce que les contraintes de la réglementation prudentielle ne les affectent guère. Le phénomène d’intégration verticale observé dans le monde des matières premières et qui procède autant d’un mouvement descendant, de l’amont vers l’aval, qu’ascendant renforce d’ailleurs leur capacité d’intervention. Pour les plus petites d’entre elles en revanche, l’accès aux marchés financiers se réduit en raison du retrait progressif des banques du segment du risk management des matières premières et/ou des contraintes règlementaires accrues2.

L’accès aux marchés financiers n’a de sens que si les opportunités qu’ils offrent sont pleinement appréhendées. Il faut donc que les agents économiques susceptibles de recourir à ces marchés comprennent précisément ce qu’est la couverture des risques (ou « hedging »), quels en sont les objectifs et les limites, mais également le coût et les risques qu’ils impliquent. C’est à ce niveau que la culture des marchés financiers importe avant tout. 

Les 3 éléments clés de la culture du risk-management

Celle-ci peut schématiquement se résumer en trois points. Acceptons en premier lieu qu’une opération d’achat puis de vente d’un produit dérivé (comme de tout autre actif) ne peut être systématiquement assimilée à une opération spéculative. D’un point de vue aussi général que fondamental, couvrir un risque consiste à créer une position financière (acheteuse ou vendeuse) qui aura un pay-off positif si la position initiale (i.e commerciale) de l’agent qui se couvre génère des pertes (et inversement). Le résultat net de l’entreprise devient alors moins sensible aux fluctuations du risque des matières premières. Pour se faire, un utilisateur qui doit acheter en t+n une matière première et qui craint une augmentation des prix peut acheter en t0 un contrat à terme et le revendre à t+n à l’instant même où sa transaction commerciale est réalisée (cf. tableau 1). Le prix effectif d’achat est alors indépendant du prix du marché qui prévaut en t+n, sous l’hypothèse d’une base inchangée.

Tableau 1: Exemple simplifié d’une couverture à l’achat de blé par contrats à terme

 

Rappelons, en deuxième lieu, que l’utilisation des produits dérivés ne repose sur aucune réelle certitude ou quelque schéma savant, mais est affaire de choix et d’anticipations. Prenons un second exemple: sous sa forme la plus simple, couvrir un risque par l’achat d’un swap revient à considérer que les conditions de prix qui prévalent en t0 sont plus intéressantes que celles qui prévaudront en t+n et qu’il convient donc de les fixer immédiatement pour en bénéficier dans le futur. Un acheteur de swap bloque de cette façon le prix auquel il achètera la matière première que son activité économique nécessite sur les prochains mois. Ne rien faire face à ce risque, c’est à l’inverse considérer que les conditions de marché seront plus favorables demain et donc spéculer. Pour autant, rien ne permet d’affirmer en t0 qu’une solution est, dans l’absolu, toujours préférable à l’autre et les conséquences financières d’une erreur pourront être aussi lourdes pour celui qui s’est couvert que celui qui a spéculé. Comprenons donc, en dernier lieu, que choisir une stratégie de couverture impose ainsi de trouver la stratégie financière adaptée aux anticipations que l’on forme sur le niveau et la volatilité du prix de la matière que l’on achète ou que l’on vend (cf. tableau 2), mais également d’appréhender les conséquences financières d’une anticipation erronée. A la différence d’un swap, une option dite « call » ou « cap » permet de fixer un prix maximum d’achat et limite très largement le coût d’une d’erreur d’anticipations. En cas de baisse du prix de la matière première, un acheteur de swap est en effet condamné à acheter au prix fixe qu’il a contractualisé, alors que l’acheteur du cap pourra bénéficier de cette baisse des cours. Cette dernière stratégie n’est cependant pas sans contrainte. Une option d’achat sur produits pétroliers sera ainsi d’autant plus chère que la volatilité anticipée des prix du brut sera importante. A l’image d’une voiture qui est par nature toujours plus confortable et sûre qu’un vélo, mais également beaucoup moins économique et parfois non rentable, une option est toujours plus flexible qu’un swap, mais son coût est également plus élevé.

Tableau 2 : Anticipations de marché et stratégie de couverture

 

On ne saurait cependant être un chantre des marchés fi-nanciers. L’utilisation, au sein d’une filière, des produits dérivés à des fins de transfert de risques a un coût certain: l’acceptation de la spéculation qui permet certes de corri-ger ce qu’il est convenu d’appeler l’asymétrie du hed-ging, mais qui peut dans le même temps contribuer à ren-forcer la dynamique parfois erratique du cours des ma-tières premières. Tel est le paradoxe de ces instruments dans le domaine des commodities, comme celui des taux de change, ou des actions : incontournables pour gérer le risque, mais dangereux dès lors qu’ils sont utilisés à mauvais escient, sans prudence, ni discernement. Dans un monde économique globalisé, il appartient aux pou-voirs publics et aux régulateurs de gérer cette contradic-tion potentielle. Il s’agit donc de promouvoir les marchés financiers, non pour les ériger comme un absolu, mais comme un outil, parmi tant d’autres, permettant aux agents économiques d’affronter la concurrence interna-tionale et ainsi de trouver les moyens financiers de leur développement.