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Les mutations du marché des matières premières - partie 2: quel rôle pour les entreprises de négoce international?

Yves Jégourel | February 02, 2015

La tendance est quasi-générale en occident : la plupart des banques de financement et d’investissement quitte le secteur des matières premières, jugé moins rentable, fortement consommateur de fonds propres dans le nouveau cadre prudentiel de la réglementation Bâle III et certainement politiquement plus sensible depuis que les pouvoirs publics se sont attachés à lutter contre la spéculation. Ce retrait s’observe autant dans le trading physique que dans l’offre de solutions de risk management à destination des entreprises productrices de matières premières, des utilisateurs finaux, des négociants ou des transformateurs. Par ailleurs, l’activité de commodity trade finance qui vise à offrir des instruments de financement et de garantie de paiement à l’international ne pâtit pas d’une désaffectation bancaire mais elle est, elle aussi, touchée par la nécessité qu’ont désormais ces établissements de crédit de repenser leur exposition aux risques, notamment de crédit. Ainsi, selon l’étude 2014 menée par la Chambre de commerce internationale (ICC), près de 80% des professionnels interrogés considèrent que Bâle III va accroître non seulement la sélectivité des banques à l’égard de leurs clients, mais également le coût des opérations de financement du commerce international. Tout n’est cependant pas négatif : 72% d’entre eux estiment, en effet, qu’une telle réglementation est de nature à renforcer la capacité d’innovation des banques. Cette conjugaison d’une contrainte plus forte sur l’activité de trade finance et du retrait de nombreuses banques occidentales du commodity risk management constitue une des évolutions majeures qu’a récemment connue le marché des matières premières et devrait très probablement en influencer la physionomie pour de nombreuses années. Elle s’appréhende comme une contrainte à court terme pour les négociants internationaux mais est également comme la source de nombreuses opportunités pour des groupes dont la gestion de l’incertitude est in fine au cœur de leur activité.

Perçue comme une contrainte, la modification des conditions réglementaires de Bâle impose, en premier lieu, aux acteurs du négoce international de se confronter aux exigences accrues des banques. On ne saurait raisonner ici de manière globale tant les opérateurs du trading physique et les marchés sur lesquels ils traitent sont différents. De toute évidence, la structure du capital de ces entreprises a une influence importante sur le rapport de dépendance aux ressources financières externes, et il semble que la diversité des modes de financement des négociants fasse écho à la diversité de leur business models. Il faut, en particulier, distinguer les entreprises de trading pur et qui ont souvent un levier d’endettement élevé, de celles ayant d’importants actifs immobilisés en raison de leur activité de transformation de la matière ou, plus globalement, de leur fort degré d’intégration. Le ratio « actifs sur fonds propres » de Archer Daniels Midland, spécialisé dans le trading de grains et de protéo-oléagineux mais également dans les services agricoles, la production de biocarburants et la fourniture d’éléments alimentaires, est ainsi de 2,16 pour l’année 2013 alors que celui de Louis Dreyfus Commodities est de 3,97 pour la même année. Ce n’est cependant pas à long terme que la question se pose avec le plus d’acuité puisque l’endettement des négociants « purs » relève en large partie du court terme, là où les concours bancaires sont essentiels. L’exécution des opérations de commerce international repose en effet soit sur des crédits documentaires et des lettres de crédit stand-by, soit sur le principe de l’open account, outils pour lesquels les banques sont incontournables. Ce qui vaut pour les opérations à l’international est d’autant plus vrai pour les activités de négoce qui imposent, par nature, une double opération d’achat et de vente. Même sous l’hypothèse d’un faible décalage temporel, l’importance des volumes fait que le besoin de financement du trader physique peut être conséquent. C’est donc sur le financement transactionnel des négociants internationaux que le désengagement bancaire risque de peser et de contraindre leur activité. Il faut cependant, ici encore, distinguer les négociants de taille modeste des géants du secteur dont le financement du cycle d’exploitation repose sur des lignes de crédit confortables, qui ont l’opportunité de se tourner vers des banques asiatiques particulièrement appétentes en matière de trade finance ou, plus globalement, vers celles des pays émergents, et qui disposent de la capacité technique de rechercher leurs financements sur les marchés financiers, seule alternative aux concours bancaires. Le groupe Trafigura, particulièrement actif et innovant dans ce domaine, a ainsi obtenu un crédit renouvelable de 1,73 milliards USD en Asie à la fin d’octobre 2014 et émis 300 millions USD d’Asset backed securities (ABS) un mois plus tard. Il faut dire que les arguments financiers plaident en faveur d’une telle procédure de titrisation, en raison d’un taux de défaut particulièrement faible et, consécutivement, de l’intérêt que lui portent désormais certains investisseurs institutionnels.

La règlementation prudentielle exerce, en second lieu, une contrainte forte sur l’activité de risk management basée sur des instruments négociés sur une base OTC (swaps notamment) ou sur marchés organisés. D’un point de vue quelque peu schématique, l’activité des négociants/transformateurs suppose de concilier dans le temps, dans l’espace et dans la forme, les besoins des producteurs et des utilisateurs finaux de matières premières, préalablement peu compatibles. En d’autres termes, le rôle économique d’un négociant est d’acheter une matière première pour un prix, une localisation et un timing donnés, de la transporter/stocker/transformer puis de la revendre afin de satisfaire la demande émanant des utilisateurs finaux. Il supporte en cela un nombre important de risques (commerciaux, d’exécution commerciale et financiers), au premier rang desquels un risque de prix sur la matière échangée. Il doit en conséquence mettre en œuvre des stratégies d’offset hedging visant à protéger ses marges. Celles-ci reposent majoritairement sur une double opération d’achat/vente de contrats à terme (futures) qui le protège même en cas de baisse des cours et consacre son rôle économique au sein de la filière. L’utilisation de tels outils impose aux négociants de passer par un membre de la bourse, qui joue alors le rôle de broker ou d’être eux-mêmes membres de cette bourse. S’expliquant par le coût du funding en dollars (puisque l’essentiel de ces marchés utilise la monnaie américaine), le désengagement bancaire européen contraint naturellement l’accès à ces marchés pour les nombreux négociants ou transformateurs qui n’en sont pas membres et renforce le pouvoir de marché des banques encore présentes. Par ailleurs, il importe de rappeler que toute position sur contrats à terme fait l’objet d’une procédure de mark-to-market, visant à la valoriser en continu sur la base de son prix de marché et impose, lorsqu’elle est perdante au-delà d’un certain seuil, de procéder à un appel de marge. En raison du coût associé à la mobilisation permanente de la trésorerie, une banque jouant le rôle de broker peut néanmoins, pour des raisons commerciales, ouvrir des lignes de crédit à ses clients et ne reporter le solde des appels de marge qu’en fin de période. Les contraintes exercées par Bâle III limitent désormais le recours à cette pratique et peuvent conduire en outre les banques à accroître l’ampleur des collatéraux demandés. Par ailleurs, des procédures de Value-at-Risk conditionnelle (CVaR) sont systématiquement mises en œuvre afin de tester si la capacité financière du client lui permet de supporter le risque de marché associé à ses opérations sur contrats à terme.

On comprendra aisément que dans l’accès aux solutions de risk management, l’effet de taille joue une fois encore un rôle considérable -sinon déterminant- et que le phénomène déjà amorcé de concentration du secteur du négoce international devrait se renforcer. Le désengagement bancaire occidental libère des marchés et les grands négociants jouent de leurs avantages comparatifs, notamment sur le trading physique, pour en prendre le contrôle. S’il en fallait une preuve, l’extraordinaire trajectoire de Mercuria Energy créé il y a une dizaine d’années, et qui a récemment racheté l’activité trading de la banque JPMorgan Chase, en serait une des meilleures illustrations. C’est, plus globalement, dans des stratégies de négociation de contrats de livraison à long terme, d’intégration verticale et, dans un contexte concurrentiel fort, de recherche de la taille optimale, que les négociants s’engagent. En aval de la filière, Vitol, premier négociant de produits pétroliers au monde, a ainsi dépensé au début de l’année 2014 près de 1,9 milliards d’euros pour acquérir le réseau de distribution et une raffinerie du groupe pétrolier Shell en Australie, après avoir racheté, en partenariat avec un fonds d’investissement, l’activité de distribution de carburants de ce même groupe dans 19 pays africains, trois ans plus tôt.

Cette mutation profonde du monde du négoce ne peut être comprise comme une stratégie simple, promesse d’une success-story éclatante pour des acteurs historiques dont le positionnement au sein des filières matières premières ne cesserait de se renforcer. Elle s’inscrit tout d’abord dans un contexte global de marchés désormais déprimés et, consécutivement, d’une réduction des marges des négociants. Ceci est d’autant plus vrai que s’observe, en aval de certaines filières, un phénomène de concentration donnant aux acheteurs un pouvoir de négociation considérable, à l’image du -probable- futur géant du café issu de la fusion de Demb (Douwe Egberts Master Blenders) et de la branche café de Mondelez. Elle fait, en outre, écho aux ambitions des grands producteurs de matières premières, notamment dans l’énergie et les métaux, qui voient également dans le fait d’intégrer des activités de négoce un moyen de tirer un meilleur profit de leurs activités productives. Elle répond, enfin, à la concurrence des négociants et des banques des pays émergents, notamment de la Chine, qui s’est affirmée depuis plusieurs années déjà. Si le poids des groupes occidentaux demeure considérable (graphique 1), la trajectoire d’entreprises telles que Noble, Olam, ou Wilmar atteste de la puissance désormais acquise par les négociants asiatiques (Graphique 2). Le chiffre d’affaires du groupe chinois Noble a ainsi progressé de plus de 170% entre 2008 et 2013, pour atteindre désormais 97,8 milliards USD, tandis que celui du singapourien Olam s’est établi à 19,42 milliards en 2014, contre 8,1 milliards en 2008.

Graphique 1 : Chiffres d’affaires des négociants internationaux (2013, en milliards USD)

Source : Rapports annuels

Graphique 2 : Evolution des chiffres d’affaires d’un panel de négociants internationaux (en milliards USD)

Source : Rapports annuels

Cette évolution est générale. Au mois d’août 2013, une filiale de GF Securities, un des plus grands brokers chinois en produits financiers, a ainsi repris les activités de trading sur matières premières de la banque de financement et d’investissement Natixis tandis qu’en 2012, Bank of China est devenue, au travers de sa filiale BOCI Global Commodities, la première banque de ce pays à être membre de deuxième rang du London Metal Exchange. Si le positionnement de la Chine ne cesse de se renforcer, l’arrivée en 2013, sur la place genevoise, d’une filiale dédiée au trading de matières premières de la banque brésilienne BTG Pactual atteste que cette dynamique n’est pas uniquement asiatique.

Cette affirmation appelle trois remarques. Le chiffre d’affaires ne saurait, en premier lieu, pleinement rendre compte de la puissance commerciale d’un groupe, en particulier lorsque celui-ci opère dans le domaine du négoce international. Si l’on prend pour exemple Noble, les investissements réalisés expliquent en partie la très forte progression des ventes, mais pèsent dans le même temps sur sa profitabilité. Le revenu net avant taxe du groupe était ainsi de 246 millions USD en 2013, alors que celui de Louis Dreyfus Commodities était de 761 millions, pour un chiffre d’affaires bien inférieur (63,6 milliards USD). La montée en puissance des négociants des pays émergents ne devrait pas, en second lieu, se faire sans un effort de réglementation de leurs autorités de tutelle, en raison des dérives que ce secteur peut connaître. En juin 2014, des soupçons de fraude ont ainsi éclos au sujet de l’entreprise de trading Decheng opérant en Chine et qui aurait utilisé un même stock de cuivre et d’alumine basé sur le port de Qingdao pour garantir plusieurs prêts bancaires. Bien que les investigations soient toujours en cours, ceci met en lumière les risques qui pourraient découler d’un développement non contrôlé des acteurs du trading de matières premières et menacer la pérennité d’un secteur d’activité stratégique. Dans ce contexte et en raison du credit squeeze que connait actuellement la Chine, il semble ainsi difficile d’imaginer que les autorités ne gardent désormais pas un œil attentif sur l’expansion du négoce et sur le concours que le secteur bancaire lui accordera. Cette concurrence entre les opérateurs traditionnels du négoce international et les nouveaux-venus des pays émergents n’est en dernier lieu pas systémique et la recherche de synergies souvent un axe stratégique. Impala, fournisseur de services logistiques et filiale de Trafigura, a récemment conclu un accord avec Citic Global Trade (CGT), lui-même filiale de Citic Securities, une des plus grosses banques d’investissement chinoise, pour créer une co-entreprise de stockage, de logistique, de fret et de terminal.

Il est, aujourd’hui encore, certainement prématuré de dresser le portrait du négoce de demain tant les jeux stratégiques qui se nouent apparaissent complexes. Deux traits émergent néanmoins : la disparition progressive des traders indépendants qui n’apportent pas de réelle valeur ajoutée au sein de la filière, qu’il s’agisse notamment de sourcing de la matière ou de logistique, et un déplacement du centre de gravité du trading physique et financier en faveur des pays asiatiques. Alors qu’un vent nouveau souffle depuis plusieurs années sur la politique minière africaine et favorise les stratégies d’intégration aval, peu de réflexions semblent aujourd’hui émerger sur la place que les entreprises du continent africain pourraient atteindre dans ce secteur, laissant ainsi le champ libre aux négociants occidentaux ou asiatiques. Il semble nécessaire de faire évoluer cette situation : les enjeux sont ici considérables. 

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