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Les mutations du marché des matières premières - Partie 1: réglementation prudentielle et désengagement du secteur bancaire

Yves Jégourel | January 21, 2015

Comment s’organisera demain le marché des matières premières ? La question mérite d’être posée tant les mutations qu’il connait aujourd’hui sont importantes. Le retrait progressif des banques occidentales comptent parmi celles-ci. C’est ainsi que Deutsche Bank s’est séparée de son activité de négoce physique sur l’énergie, les produits agricoles et les métaux de base tandis que Crédit Suisse a annoncé la vente de sa branche trading de matières premières au profit de son activité de courtage de métaux précieux et de financement du négoce international. Même constat au Royaume-Uni pour Barclays, qui se concentre désormais sur les métaux précieux et les dérivés pétroliers, et Royal Bank of Scotland. La situation des banques françaises semble plus incertaine. Néanmoins, en raison des sanctions imposées par la juridiction américaine pour violation d’embargo, BNP Paribas ne peut plus, depuis le 1er janvier 2015, compenser ses activités de financement du négoce pétrole et gaz via sa filiale à New-York, et s’appuie, depuis le 8 décembre, sur Bank of America. Outre-Atlantique, le constat n’est guère différent : bien qu’ayant redéveloppé récemment sa branche trading, Morgan Stanley a cédé ses activités sur le pétrole physique au géant pétrolier russe Rosneft, tandis que JPMorgan Chase a vendu son activité sur le marché physique des matières premières au groupe suisse Mercuria Energy. La banque Goldman Sachs demeure quant à elle présente sur le marché des « commodities » mais elle souhaite réduire son périmètre d’action en revendant ses activités de stockage de métaux pour le London Metal Exchange (LME), jugées non stratégiques et sources de litiges juridiques. Sur fond de suspicions de manipulation des cours, la banque ne compte en outre plus parmi les responsables de la fixation des platinoïdes depuis le 1er décembre 2014, activité qu’elle exerçait depuis 1989.

Ce désengagement suscite d’autant plus d’interrogations que les banques jouent un rôle essentiel dans le financement et l’accompagnement des producteurs et utilisateurs finaux de matières premières, mais également dans celui du négoce international. Elles répondent, en effet, au besoin de financement à court terme qui nait de l'achat et de la vente de matières premières, mais aussi du portage des stocks, s’assurent du bon règlement des transactions et offrent des solutions de marché permettant, grâce aux produits dérivés, de gérer le risque de prix qui découle de ces opérations. Pour le comprendre, il faut, en réalité, revenir sur les évolutions réglementaires qui touchent les activités de financement et d’investissement des banques. Dans le cas européen, elles doivent en effet anticiper un changement majeur, imposant des normes prudentielles plus strictes que celles qui prévalent aujourd’hui. Fonctionnant depuis 2006 sous le régime de la réglementation européenne capital requirements directive (CRD), traduction européenne des principes de Bâle II, les banques européennes doivent respecter le ratio MacDonough qui impose que le rapport entre leurs engagements pondérés par leurs risques, et leurs fonds propres ne soit pas inférieur à 8%. En d’autres termes, pour cent euros accordés, la banque doit en financer huit, le reste du financement pouvant provenir du dépôt des épargnants ainsi que des emprunts interbancaires ou ceux réalisés sur les marchés financiers. Trois types de risques sont ainsi pris en compte : de marché, opérationnel et de crédit. Ce premier pilier, dit « d’exigence minimale de fonds propres » est complété par deux autres grands principes de supervision bancaire : une surveillance prudentielle individualisée donnant le pouvoir aux autorités de contrôle bancaire de majorer l’ampleur des fonds propres nécessaires si le profil de risque d’un établissement le justifie (pilier II), ainsi qu’un devoir accru de communication financière de la part des banques (pilier III).

Insuffisante pour prévenir la crise financière de 2008, la mise en œuvre opérationnelle du premier pilier a été profondément remaniée dans le cadre des accords dits « de Bâle III », établis en décembre 2010 et dont l’application court jusqu’en 2019. Ils visent à renforcer la stabilité bancaire internationale en augmentant le niveau et la qualité du capital réglementaire des établissements de crédit, mais également en introduisant deux nouveaux ratios prudentiels dont le but est d’accroître la capacité de ces acteurs à faire face à des crises de liquidité à court et moyen terme. Le liquidity coverage ratio (LCR) permet notamment de s’assurer que la banque dispose d’assez d’actifs liquides pour faire face à une situation de crise se manifestant, par exemple, par une ruée sur les dépôts et des tirages sans précédents sur les lignes de crédits accordées. Par ailleurs, l’ampleur des actifs que la banque peut détenir est définie en fonction des fonds propres qu’elle possède : le rapport entre le total des actifs détenus par les banques et ses fonds propres, appelé « ratio de levier », doit ainsi être supérieur à 3%.

Dans quelle mesure cette évolution réglementaire influence-t-elle l’activité matières premières ? La complexité juridique de ces accords et la diversité des activités bancaires sur matières premières (financement commerciaux, investissements, couverture des risques) imposent de répondre avec prudence à cette question. Concernant l’évaluation du risque de marché sur commodities, Bâle III ne change guère par rapport aux accords précédents : la charge en capital pour le risque directionnel est égale à 15% de la position nette, acheteuse ou vendeuse, et une charge additionnelle de 3% de l’exposition brute est imposée pour se protéger contre les autres types de risque. L’introduction du LCR pénalise, en revanche, le commodity trade finance, qui repose en partie sur l’utilisation de crédits commerciaux transactionnels à court terme : ceux-ci apparaissent ainsi au dénominateur du ratio et imposent aux banques de détenir, en contrepartie, plus d’actifs liquides. Ces financements commerciaux sont par ailleurs inscrits aux postes hors-bilan des banques et sont, dans le nouveau cadre réglementaire, perçus comme une source de levier importante. Ils sont, dès lors, intégrés dans le calcul de l’effet de levier avec un facteur de conversion en équivalent crédit de 100%. L’exigence en fonds propres est, en d’autres termes, similaire à celle portant sur les engagements inscrits au bilan de la banque. Rappelons enfin que la plupart des banques qui opèrent dans le secteur des commodities sont de grandes banques internationales : elles sont, à ce titre, susceptibles d’accroître le risque systémique et doivent en conséquence s’acquitter d’une surcharge en capital.

Bâle III n’est pas la seule contrainte réglementaire pesant sur l’activité matières premières des banques. Le règlement européen Emir (European market and infrastructure regulation), entré en vigueur en août 2012, est la traduction européenne des engagements du sommet du G20 de Pittsburgh en septembre 2009. Prenant acte que le manque de transparence des produits dérivés de gré à gré (over-the-counter -OTC) a été un des facteurs aggravants de la crise de 2008, ce règlement impose que ces instruments soient désormais échangés par le biais d’une chambre de compensation centrale, et non directement entre intervenants. Le but avoué : mieux connaître l’encours et la valorisation des produits ainsi négociés et limiter le risque de contrepartie pouvant, dans des cas extrêmes, nourrir un risque systémique. La contrepartie d’un tel règlement pour le secteur bancaire est évidente : une plus grande lisibilité de leurs marges. Dans le cas américain, c’est l’adoption de la règle Volker qui, au sein du Dodd-Franck Act, semble en large partie pouvoir expliquer la cession des activités sur matières premières. Entrant en application en juillet 2015 et visant à protéger l’épargnant américain des activités spéculatives des banques, elle proscrit notamment les activités de trading pour compte propre sur produits dérivés ayant pour sous-jacent des produits de base, et encadre davantage l’activité de hedging (couverture).

La conjoncture financière est un second élément explicatif. Si l’on s’en tient aux analyses du cabinet londonien Coalition, les revenus issus des matières premières des dix plus grandes banques d’investissement ont chuté de 14.1 milliards de dollars pour l’année 2008 à seulement 4.5 milliards pour l’année 2013. Moins de rentabilité et plus de fonds propres requis : l’impact des activités sur matières premières pèse sur le coefficient de rentabilité des banques (c’est-à-dire le return on equity RoE), et conduit à un recentrage vers les activités les plus rémunératrices au regard des fonds propres engagés. De toute évidence, la chute quasi-générale du prix des matières premières observée depuis le milieu de l’année 2014 n’est pas de nature à freiner cette dynamique.

Les déclarations récentes de Kaushik Basu, chef économiste de la Banque mondiale, annonçant une révision à la baisse des anticipations de croissance mondiale de 3,4% à 3% pour 2015 ont ainsi largement alimenté, à la suite de la chute des cours pétroliers, une baisse importante du prix de certaines matières premières, au premier rang desquels le cuivre ou le minerai de fer. 

Ce désengagement occidental se fait à la faveur des grandes entreprises de négoce, mais également des banques des pays émergents. La banque sud-africaine Standard Bank a ainsi récemment finalisé la cession de ses activités sur matières premières à l’Industrial and Commercial Bank of China (ICBC), son principal actionnaire depuis 2007, tandis la banque indienne Kotak Mahindra Bank a pris une participation de 15% dans le capital de la bourse MCX au début du second semestre 2014. En recrutant l’ancien directeur général de la société chinoise Noble Group et, dans son sillage, un nombre conséquent de traders, la banque brésilienne BTG Pactual, a, quant à elle, clairement affiché qu’elle souhaitait jouer un rôle-clé dans le négoce de ces produits. Celle-ci a d’ailleurs récemment reçu l’agrément du LME pour s’engager dans l’activité d’entreposage des métaux à Singapour, après avoir obtenu ceux de Détroit et Owensboro (Kentucky) aux Etats-Unis. La dynamique semble ainsi clairement établie au sein des BRICS[1], mais il n’est pas impossible que d’autres pays émergents suivent prochainement cette voie, à l’image notamment du Chili, premier producteur et exportateur mondial de cuivre, qui pourra s’appuyer sur des politiques macroéconomiques solides et un secteur bancaire sain. Ceci constitue une orientation stratégique à long terme sur laquelle l’écosystème bancaire et financier marocain pourrait s’interroger. A court terme cependant, la frilosité des investisseurs, qui a fait plonger les valorisations boursières des entreprises exposées aux marchés des métaux ou de l’énergie, qu’il s’agisse de banques des pays émergents, de négociants ou d’entreprises minières, devrait limiter tant la volonté que la capacité d’action de ces acteurs. Il reste désormais à savoir quelle forme prendra, dans un futur proche, les activités de financement du secteur des matières premières. Du traditionnel bank run au fund run, certains observateurs s’inquiètent déjà du risque systémique qui pourrait naître dans la sphère des fonds d’investissement dont le rôle en matière de financement tend à s’accroître.

* Cette analyse des mutations que connait le marché des matières premières sera prolongée dans deux prochains policy briefs : l’un portant sur les entreprises de négoce international, l’autre sur les producteurs et les utilisateurs finaux.