La neutralité en termes de dégradation des terres en Afrique est-elle envisageable ?
Les enjeux en termes de sécurité alimentaire, de préservation de l’environnement et de l’amélioration des conditions de vie des populations sont au cœur des objectifs de ce siècle. Face à une croissance démographique galopante et à une forte industrialisation qui induisent des pressions sur les ressources naturelles et accélèrent le changement climatique et la désertification, de nombreuses actions sont mises en place pour parvenir à une neutralité en termes de dégradation des terres. Il s’agit de conserver et de restaurer les différents services écosystémiques, tout en utilisant rationnellement les ressources naturelles pour subvenir aux besoins de la population. Afin d’atteindre cet objectif de neutralité d’ici 2050, se succèdent et se complètent différents projets et initiatives à l’échelle nationale et internationale.
La conférence de Rio+20, de juin 2012, a été l’occasion pour les parties prenantes à la protection de l’environnement d’adopter le concept d’un monde neutre du point de vue de son impact sur l’environnement. En septembre 2015, l’adoption des Objectifs de Développement Durable (ODDs) a constitué une opportunité pour renouveler cet engagement à la protection des écosystèmes. La cible 15.3 des ODDs, que les décideurs africains et leurs pairs des autres continents se sont engagés à atteindre, reflète l’importance du sujet. Elle stipule que d’ici 2030 les Etats s’engagent à lutter contre la désertification, à restaurer les terres et sols dégradés, notamment les terres touchées par la désertification, la sécheresse et les inondations, et à œuvrer pour parvenir à un monde sans dégradation des sols.
La Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification (CNULCD) définit la Neutralité en matière de dégradation des terres (NDT) comme un « état dans lequel la quantité et la qualité des ressources en terres, nécessaires pour soutenir les fonctions et services éco systémiques et améliorer la sécurité alimentaire, restent stables ou augmentent dans le cadre d’échelles temporelles et spatiales déterminées et d’écosystèmes donnés ». Cet article se propose de mettre en lumière l’importance du sujet en Afrique ainsi que des facteurs clés de réussite de l’accomplissement de cette vision de neutralité au sein du continent.
La dégradation des terres en Afrique
Comme le précise la cible 15.3 des ODDs, le problème à l’origine du besoin de neutralité est la dégradation des terres, un phénomène qui affecte près de 46% de la superficie du continent africain (Botoni & Subsol, 2013). Il peut être défini comme la perte de la qualité des terres et de leur utilité pour l’homme et la survie des écosystèmes, qui résulte de processus physico-chimiques souvent inter-liés tels que l'érosion, la salinisation, l'engorgement des sols, la perte de nutriments, la détérioration de la structure du sol ou encore la pollution. Ces processus sont d’essence naturelle, mais sont accélérés par les activités humaines, surtout en absence de régulation.
En outre, les mauvaises pratiques agricoles et sylvicoles (mauvaise gestion de l’irrigation, de la fertilisation, de la mécanisation ou des traitements phytosanitaires, surpâturage, déforestation et autres prélèvements excessifs des produits forestiers, feux de brousse et de forêt, ...) sont des causes majeures de la dégradation des terres. En agriculture, l’absence ou l’utilisation limitée d’engrais provoque l’épuisement des nutriments dans les sols. Cette mauvaise pratique est même considérée comme la principale cause de la dégradation de l’environnement de production (Chianu, et al., 2008). Ainsi, 75 à 80% de la superficie cultivée dans le continent serait dégradée, avec une perte de 30 à 60 kg de nutriments par hectare et par an (Roy, 2006). En 1990, Dregne alertait déjà sur le fait que les sols africains avaient perdu 20% de leur fertilité relativement au niveau dans les années 1950.
Dans les zones arides, semi-arides et subhumides sèches, la dégradation des terres accélère l’aridification du milieu et l’instauration de conditions désertiques : la désertification. Si on se fie aux données de l’IFPRI, les deux premières zones représenteraient plus de 40% de la superficie cultivée en Afrique subsaharienne, soit respectivement 5% pour les zones arides et 37% pour les zones semi-arides (voir Figure 1). Dans 8 pays subsahariens (Gambie, Sénégal, Burkina Faso, Niger, Tchad, Mali, Djibouti et Somalie), les zones arides et semi-arides représenteraient plus du trois quarts de la superficie cultivée. Elles représentaient également l’ensemble de la superficie cultivée dans 5 pays (Djibouti, Gambie, Mauritanie, Niger et Sénégal. Voir Tableau 3).
Les pertes dues à la désertification ont été estimées à 476 millions de dollars pour les terres irriguées, 1 857 millions de dollars pour les terres cultivées en pluviale et 6 966 millions pour les parcours, soit un total de 9 299 millions de dollars pour environ 1 046 millions d’hectares de terres dégradés. Pour réhabiliter ces terres, il faudrait mobiliser pas moins de 37 387 milliards de dollars (Dregne, 1990). Plus récemment, le dernier rapport de la Commission Economique pour l’Afrique sur la sécheresse et la désertification en Afrique indique qu’au moins 485 millions de personnes soit 65% de la population africaine sont touchées par le phénomène (ELD Initiative & UNEP, 2015).
Source : HarvestChoice/IFPRI
La dégradation des terres dans les zones arides, semi-arides et subhumides sèches est principalement due à l’érosion et la salinisation, deux phénomènes qui sont accentués par les mauvaises pratiques culturales (en particulier la mauvaise gestion de l’irrigation et de la fertilisation). Au Sénégal, par exemple, la dégradation des terres affecte 64 % des terres arables et 74% de cette dégradation est causée par l’érosion et le reste par la salinisation (Panagos, Borrelli, & Ballabio, 2017). Au Soudan, en raison de l’aridité du climat et d’une mauvaise irrigation, plus de 500 000 ha de sol sont affectés par la salinisation (voir Tableau 1). En Afrique du Nord, la situation semble se détériorer, avec plus de 150 000 ha de superficie salinisée au Maroc, en Libye et en Egypte (FAO, 2016).
Les mauvaises pratiques culturales sont également à l’origine de l’acidification des sols, qui résulte généralement de l’utilisation excessive d'engrais ou de la déforestation. L’acidification s’amplifie avec la durée d’exploitation des terres, surtout au niveau des sols ferrugineux et ferralitiques qui sont les plus cultivés en Afrique subsaharienne (Feller & al, 1991). Il a été prouvé au Burkina Faso qu’au bout de 6 à 7 ans d’exploitation, les sols ferrugineux s’acidifient. Quant aux sols ferralitiques, l’acidité s’observe après seulement 4 ans d’exploitation (Dakouo, 1991). Une autre étude au Gabon a également montré que les sols de Libreville cultivés durant plus de 10 ans sont acidifiés et leur fertilité diminue significativement (Ondo, 2011).
Par ailleurs, la désertification est étroitement liée au réchauffement planétaire. D’une part, la perte du couvert végétal diminue la capacité de séquestration du carbone et augmente l’albédo de la surface terrestre. A titre indicatif, la superficie forestière en Afrique a reculé de 705 à 624 millions d’hectares, selon les données publiées par la FAO. D’autre part, le réchauffement planétaire contribue à l’aridification du sol, la perte du couvert végétal, les incendies de forêt et l’érosion sous toutes ses formes (Sinsin, 2018). Somme toute, il a été estimé que la dégradation des sols et la désertification contribueraient à hauteur de 30 % aux émissions de gaz à effet de serre à l’échelle mondiale, en réduisant la captation par la végétation.
Dans les zones relativement plus arrosées (zones subhumides, humides et hautes terres tropicales) qui représenteraient environ 58% de la superficie cultivée en Afrique, la dégradation des terres se pose autrement. Les zones à bioclimat subhumide à humide reçoivent d’importantes précipitations qui causent les phénomènes d’érosion et d’inondation, surtout lorsque le sol est dénudé (faible couverture végétale). L’érosion hydrique concerne particulièrement l’Afrique centrale et occidentale où l’indice d’érosivité annuelle est très élevé (Panagos, Borrelli, & Ballabio, 2017).
De plus, ces zones connaissent une plus forte pression anthropique – qui peut être indiquée par la densité de la population (voir Tableau 2) – notamment à cause de la richesse de leur couvert végétal et de la fertilité de leurs sols qui attirent les agriculteurs, pasteurs et sylviculteurs. Ces derniers, en l’absence de toute régulation, tendent à surexploiter les sols accentuant ainsi leur dégradation. L’expansion des villes provoque des pertes de terres arables et réduit leur disponibilité. Selon le potentiel en terres arables du pays, ces pertes peuvent à leur tour accentuer la surexploitation des terres encore disponibles.
Source : HarvestChoice/IFPRI
La dégradation des terres pose ainsi des enjeux socio-économiques et sécuritaires. Il faut rappeler qu’en Afrique, près de 70 % de la population et 80 % des pauvres qui vivent en milieu rural dépendent de l’agriculture et d’entreprises rurales non agricoles pour leurs moyens de subsistance (BAD, 2016). En réduisant l’aptitude productive des sols, la dégradation des terres contribue à l’accroissement de la pauvreté et de l’insécurité alimentaire. Dans les pays sahéliens, la dégradation des terres entrainerait une chute de près de 3% par an de la production agricole, compromettant sérieusement la sécurité alimentaire eu égard à la forte croissance démographique (UNCCD, 2016). Sans réponse appropriée, cette situation peut, à long terme, générer de la famine, de l’instabilité sociale voire des conflits. La dégradation des terres est également à l’origine des migrations, qui sont une forme d’adaptation à ce phénomène, au changement climatique et aux catastrophes naturelles (BAfD, 2014). Cependant, le déplacement des populations vers les zones non ou légèrement menacées entraine une augmentation de la pression dans ces zones (Benguerai, 2011).
Même si certains ont appelé à relativiser ces effets, compte tenu du potentiel du continent (Braban, 1992), il demeure que les causes du phénomène sont toujours en place. En plus, vu les défis socioéconomiques que doit relever l’Afrique, notamment subvenir aux besoins d’une population en forte croissance, la pression anthropique sur les ressources naturelles sera de plus en plus intense. Le besoin d’une réponse politique adaptée est donc indéniable et urgent pour exploiter les terres africaines selon des modèles économiquement et écologiquement viables.
Vers une réponse africaine appropriée
Deux grands types de mesures concourent à répondre durablement au phénomène de dégradation des terres et à atteindre l’objectif de neutralité : les mesures visant à éviter ou à réduire la dégradation et celles visant plutôt à inverser la tendance sur les terres déjà dégradées. La combinaison de ces deux types de mesures permettrait de contrebalancer les pertes par des gains afin de parvenir à une situation où les terres saines et productives ne subissent plus aucune perte nette (Orr, et al., 2017). Pour mettre en œuvre ces mesures, les projets ne manquent pas en Afrique, tant à l’échelle nationale que transnationale.
Dans l’ensemble, ces projets ciblent la gestion durable des terres et, donc, l’amélioration de l’état et la résilience des écosystèmes, en suivant différentes approches d’évitement, de réduction ou d’inversement de la dégradation. Ils ont également comme cible d’impulser le développement économique dans les zones d’intervention, en promouvant des activités génératrices de revenus et d’emplois dans la production durable et la valorisation de biens et services issus de l’agriculture et de l’exploitation des forêts. Cette vision double est soutenue par la nécessité d’améliorer le niveau de vie et la résilience des populations, tout en protégeant les investissements effectués (arbres plantés, terres restaurées, etc.) contre toute nouvelle dégradation. Les expériences de réussite ont, en effet, indiqué qu’associer les populations dans la réalisation de tels projets est une condition nécessaire à leur réussite et à la durabilité des résultats.
D’autres conditions, non moins importantes, ressortent également des expériences de réussite. De façon non exhaustive, on peut parler du développement des capacités de collecte et de traitement des informations sur le climat, l’état des sols et la socio-économie locale ; la coopération institutionnelle entre pays et intra pays en appui aux transferts techniques, la capitalisation sur le savoir-faire local, l’adoption des innovations dans les TICs et, bien sûr, la mobilisation des ressources financières et le renforcement du capital humain.
Un projet qui intègre bien ce pool d’objectifs et de conditions nécessaires est l’initiative de la grande muraille verte pour le Sahara et le Sahel lancée en 2007 par l’Union Africaine. L’idée est de former une bande de verdure de 15 km de large et traversant le continent de Dakar à Djibouti et qui permettra de freiner la désertification et d’offrir un cadre propice au développement d’activités génératrices de revenus. Concrètement, il s’agit d’une myriade de projets agricoles et forestiers au sein et entre les pays concernés qui ont enregistré des avancées notables mais ont encore d’importants défis à relever.
Figure 3 : Tracé de la Grande muraille verte
Source : National Geographic
Mobiliser des ressources innovantes
La difficulté majeure que rencontrent, en Afrique, les différents projets de protection de l’environnement et de lutte contre les affres du changement climatique et de la désertification est l’accès aux ressources, qu’ils soient humaines (savoir-faire) ou financières. La plus récente des grandes initiatives qui tente de pallier cet état de fait est l’initiative dite triple A (Adaptation de l'Agriculture Africaine), lancée à l’occasion de la COP22. Elle vise à réduire la vulnérabilité aux changements climatiques de l’agriculture en Afrique, à travers le renforcement des capacités pour une meilleure gestion de l’eau et du sol et pour une utilisation optimale des nouvelles techniques et technologies. L’initiative triple A entend aussi favoriser l’accès aux financements des projets de développement agricole en Afrique et suivre l’allocation de ces fonds. Ainsi, mobiliser les ressources et instaurer des partenariats efficaces font partie intégrante des objectifs stratégiques de cette initiative. Le dernier volet des objectifs spécifiques de l’initiative triple A permettrait aux projets agricoles d’être plus aisément éligibles vis-à-vis des différents critères imposés pour l’accès aux fonds climats.
En effet, les processus d’accréditation, d’approbation et de financement des projets sont lourds et ardus pour les institutions africaines qui manquent de soutien efficace et d’informations pour être éligibles (Huhtala, Bird, & Herweijer, 2013). Le Fonds vert pour le climat qui vient compléter les sources de financement climatique déjà existantes (le Fonds pour l’environnement mondial, le Fonds d’Investissement climatique et le Fonds pour l’adaptation) ne fait pas exception quoi qu’un programme d’appui à la préparation des pays a été intégré au fond vert pour le climat lors de sa création.
Bien qu’il existe d’autres associations qui militent pour accompagner les organisations africaines pour renforcer leur accès au financement climatique, celles-ci se heurtent encore à des difficultés liées aux critères d’accréditation, à la méconnaissance des sources de financement, à la gouvernance et à la gestion au sein des pays africains hôtes. Dans un rapport du groupe de la Banque Africaine de Développement (Ward J., 2012), ont été proposées des mesures qui pourraient être prises par le Conseil du Fonds vert pour le climat et des actions que les gouvernements des pays africains peuvent entreprendre, ainsi que les moyens par lesquels la BAD peut faciliter les opportunités de financement des projets « verts ».