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L’oganisation « Etat Islamique » : Continuation d’Al Qaeda ou émergence en rupture

Abdelhak Bassou | June 13, 2016

La constitution en 1980 du contingent des Moudjahidin en Afghanistan, pour lutter contre l’occupation soviétique, avait ouvert la porte devant l’internationalisation du Djihadisme, qui jusqu’à cette date était confiné dans des dimensions locales et nationales. Cette internationalisation avait donné naissance à la première internationale terroriste qu’est Al Qaeda. Le terrorisme international avait pris, avec l’invasion des Etats-Unis en Irak, une autre dimension qui a abouti en 2014 à la naissance de « l’Etat islamique » plus connu sous le nom de Daech. Les changements de doctrine, de tactique, de stratégie et même de référence et d’objectifs introduits par la nouvelle organisation autorisent à se poser une question : L’Etat Islamique, est-elle une continuation par simple transformation d’Al Qaeda, ou est-ce une émergence en rupture d’un nouveau phénomène ?

Les explications de l’apparition de l’Etat islamique prolifèrent, se multiplient et se diversifient :

· Pour certains, il s’agit d’une conséquence directe de la chute du régime de Saddam Hussein. Pour d’autres, l’ingrédient principal est la résurgence du conflit entre chiite et sunnite nourri par les nouvelles visées de l’Iran dans la région ;

· Une approche historique des conditions de l’apparition de l’Etat islamique, en fait la « cristallisation d’un rêve ancien » qui n’a pas quitté les subconscients arabo-sunnites depuis la disparition du califat abbasside sous l’invasion mongole et sur trahison d’Ibn Al ‘Alqami, ministre chiite du Calife abbasside Al Mou’atassim. L’apparition de l’Etat islamique serait une tentative de réalisation de ce rêve de revanche sur les armées mongoles et persanes et sur la trahison chiite. Cette explication par la passion collective arabo-sunnite dictant une revanche assortie de nostalgie pour les temps du Califat, n’est pas à négliger (Olivier Hanne et Thomas Flichy de Neuville, 2014).

Au-delà de ces explications, il s’impose de se demander si cette organisation n’est pas qu’une simple continuation d’Al-Qaeda ou un nouveau phénomène apparu en rupture avec le passé.

I.  Les chemins d’Al Qaeda, depuis l’Afghanistan à la Mésopotamie

1.  Les mouvements islamistes à la fin des années 70, et la crise afghane

A la fin des années soixante-dix, les régimes sunnites du Moyen Orient et d’Afrique du Nord connaissaient, localement, des oppositions religieuses issues du courant réformiste de la fin du XIXe siècle. Plus au moins rattachées à la confrérie « frères musulmans » née en Egypte en mars 1922, les organisations islamistes qui proliféraient au sein du monde arabo-musulman, connaissaient des fortunes différentes, mais les liens entre elles étaient, en ce début des années quatre-vingt, très limités.

Radicalistes, salafistes, fondamentalistes ou djihadistes, les organisations, ayant l’Islam pour référence dans la politique, étaient surtout nationales, confinées dans leurs Etats respectifs.

L’année 1979, vit parallèlement à la naissance de la république islamique d’Iran, l’invasion de l’Afghanistan par l’armée Soviétique :

· Le premier évènement exacerbe les actions des mouvances islamistes dans les pays sunnites. Elles voulaient suivre le modèle de la révolution iranienne ;

· Le second solidarise ce même monde sunnite au sein duquel germait l’idée d’un jihad unifié contre l’envahisseur soviétique. Non seulement les organisations préparaient ce Djihad, mais les pouvoirs officiels soutenaient eux aussi l’idée d’une action contre l’URSS.

2.  Une internationale islamique contre les Soviétiques en Afghanistan

Abdallah Azzam et Ben Laden, constituent les « Afghans arabes »

Trois pays dont chacun avait ses propres raisons de battre les Soviétiques en Afghanistan, organisaient le rassemblement des combattants du Djihad : le Pakistan, l’Arabie saoudite et les Etats-Unis.

Ils montèrent une armée internationale de djihadistes pour venir en aide aux partis islamistes afghans dans leur guerre contre l’envahisseur. Les services secrets américains, pakistanais et saoudiens se chargent de coordonner l’opération. Il fut alors créé le Bureau des services (Maktab-Al-Khadamat) à Peshawar sur la frontière pakistano-afghane. La direction du bureau est confiée à Abdallah Azzam qui sera rejoint, en 1984 par le jeune fils d’une famille saoudienne : Oussama Ben Laden. Le jeune saoudien, nommé adjoint de Abdallah Azzam, est en charge de l’administration et du financement du Jihad. Les combattants désignés sous le nom d’afghans arabes, équipés, armés et entrainés par les trois pays susmentionnés poussèrent l’armée rouge à se résigner à sortir de l’Afghanistan.

- Du retrait des Soviétiques aux tentatives de territorialisation

A la fin de la guerre en 1989, Abdallah Azzam et Ben Laden se trouvèrent alors avec une armée de plus de 5000 combattants, qui n’avaient plus de guerre à mener. Ils pensaient à faire de l’Afghanistan la Base (Qaeda, en arabe) de lancement du Jihad offensif contre l’Occident. Cette base leur donnait l’occasion de se libérer de la tutelle pakistanaise, américaine et surtout saoudienne. Cependant les deux hommes développèrent des idées différentes sur l’objectif du Jihad. Ben Laden voulait s’attaquer à l’ennemi lointain, l’Occident et Israël ; Abdallah Azzam voulait d’abord mener la lutte contre les régimes arabo-musulmans. La divergence entre les deux clans finit par l’assassinat le 24 Novembre 1989 de cheikh Abdallah Azzam.

Aux premières lueurs de la décennie quatre-vingt-dix, Ben Laden encore épaulé par les services pakistanais et saoudiens se trouvait à la tête d’une armée de moudjahidines qui se compte par millier, dont certains avaient commencé à quitter l’Afghanistan vers leurs pays d’origine ou vers les Balkans, mais dont la majorité errait encore entre Khost et Peshawar. Le chef d’Al Qaeda, qui est allé installer son Etat-Major au Soudan reviendra au Pakistan après la prise du pouvoir par les Talibans. Il prête allégeance à leur chef le Mollah Omar. En prêtant allégeance au Mollah Omar, Ben Laden voulait, en fait, transformer l’Afghanistan en une sorte d’Etat Islamique universel, servant de rampe de lancement au combat contre les Occidentaux et de base de formation et d’entrainement pour tous les groupes affiliés à Al Qaeda. Il le réussit en arrivant en septembre 2011 avec l’attentat spectaculaire sur le homeland américain.

3. Abou Moussaab Al Zarqawi : Le lien entre l’Afghanistan et l’Iraq

Abou Mosaab Al Zarqawi est arrivé en Afghanistan à la fin de la guerre. Déçu de ne pas avoir pu participer au Jihad, il reviendra en Jordanie où il assiste un autre jordanien, Al Maqdissi dans la création et l’activation, en 1993, du Groupe Al-Tawhid. Ils furent tous les deux emprisonnés en 1995. Après sa libération au lendemain de l’accession au trône du jeune roi Abdellah II en 1999, il entreprit alors entre 1999 et la fin de 2001, un long périple qui le mènera de la Jordanie au Pakistan puis en Afghanistan (où il rencontrera Ben Laden sans lui prêter allégeance) avant de rejoindre le Nord de l’Irak à travers l’Iran. C’est au Nord de l’Irak qu’il se trouvait au moment de l’invasion de l’Iraq par les Etats-Unis.

Le 5 février 2003, Colin Powell annonçait devant l’assemblée générale des Nations-Unies que Saddam Hussein et Al Qaeda étaient liés et que le lien n’était autre qu’Abou Moussaab Al Zarqawi. Al Zarqawi trouvait, en la déclaration de Powell, l’occasion rêvée de se transformer en leader de la nébuleuse terroriste qui prendra forme en Irak.

II. Les causes directes de l’émergence de l’Etat islamique : De l’EII à l’EI en passant par l’EIIL

1. L’invasion des Etats-Unis en Iraq : Naissance de l’Etat Islamique en Iraq

Naissance de l’Etat Islamique en Irak

L’Iraq comptait à l’arrivée des Américains, plusieurs groupes islamistes armés, iraquiens et étrangers. C’est cette nébuleuse de groupes et de réseaux, islamistes et nationalistes qui constitue en janvier 2006, le « C.C.M.I » Conseil Consultatif des Moudjahidines en Irak (Majlis Shoura al-Moujahidin fi al-Iraq).

Ce conseil avait réussi à dominer le triangle Tikrit-Falloujah-Ramadi où il régnait en maitre. L’occupation de ce triangle facilitée par l’intensité de la population sunnite dominante, visait le siège de Bagdad, capitale de l’ancien régime et qui illustre la ligne de démarcation entre les zones d’influences sunnites et chiites. Fort du territoire qu’il occupait, et de l’appui des tribus sunnites, le conseil annonce le 15 octobre 2006, une semaine avant le début du Ramadan, la création de l’État islamique d’Irak (Dawlat al-Iraq al-Islamiyya) avec à sa tête, Abu Omar al-Baghdadi. Abou Mosaab Al Zarqawi avait été abattu quelques semaines auparavant par l’armée américaine.

- Déclin de l’Etat Islamique en Iraq

L’Etat Islamique autoproclamé en Iraq, ne faisait que gérer la stratégie « Ceinture de Bagdad » élaborée par Al Zarqawi et qui visait la conquête de la capitale Iraquienne. Ce plan de conquête devait cependant affronter deux faits majeurs qui mirent fin à son ambition entre 2006 et 2009 :

· L’opération Renfort (Surge) qui vit les Américains envoyer 130 000 soldats en Iraq en leur assignant comme mission de reconquérir les localités du « triangle de la mort » au sud de Bagdad;

· Les sahwat ou « Awakening Councils » comme les appelaient les Américains et qui ont rassemblé quelque 100 000 hommes des tribus sunnites, qui ont accepté de se retourner contre les djihadistes en contrepartie d’une promesse d’être par la suite réintégrés dans les structures de sécurité de l’Etat Iraquien mené par Nourri Al Maliki.

2. Déstabilisation de la Syrie : Naissance de l’Etat Islamique en Iraq et au Levant

L’Iraq en 2010

La situation de l’Iraq en 2010 peut se résumer comme suit :

· L’Etat islamique en Iraq était à la fois vaincu et décapité;

· Les chiites ont mis la main sur le gouvernement de l’Iraq;

· Les troupes américaines se préparent au départ;

· La population est confrontée au gouvernement Al Maliki qui les marginalise, les pourchasse et les humilie.

- L’Etat Islamique en Irak et au Levant

C’est dans ce climat de controverse que décède Abou Omar Al Baghdadi qui se trouvait à la tête de l’Etat Islamique en Iraq, et que lui succède Abou Bakr Al Baghdadi. L’arbre généalogique, diffusé par ses partisans, le fait remonter à l’imam Ali Ben Abi Taleb, cousin et gendre du Prophète. Cette lignée prestigieuse lui attribue des origines nobles remontant à Quraiche, la tribu du prophète Mohammad. Une lignée qui lui facilite la prétention au califat.

Les divergences entre Al Qaeda et les sunnites djihadistes d’Iraq étaient apparentes en dépit d’un effort de cohabitation qu’imposaient les intérêts mutuels des uns et des autres. Le printemps arabe dans sa version syrienne s’avérera une occasion pour chacune des deux parties d’asseoir leur présence, de s’émanciper l’un de l’autre ou mieux exploiter l’un l’autre.

La mutation des mouvements sociaux en guerre civile avait alors attiré sur la Syrie plusieurs parties étrangères à intérêts multiples et divergents :

· Des pays sunnites de la région, hostile au régime Alaouite de Bechar;

· Les forces chiites régionales entrèrent en scène syrienne pour soutenir le régime;

· Les Occidentaux, entrainaient et équipaient ce qui s’appelait l’Armée syrienne libre;

· Les Russes détiennent en Syrie leur seule possibilité d’accès en Méditerranée;

· Pour Abou Bakr Al Baghdadi, l’occasion de s’incruster dans le conflit syrien était à saisir pour profiter de l’assise démographique sunnite majoritaire en Syrie;

· Al Qaeda ne pouvait, sous peine de perdre son aura, rester indifférente aux révoltes générées par le printemps arabe. La situation en Syrie lui présentait l’occasion de contrôler une partie de ces révoltes et d’éviter de tomber dans la désuétude.

Ainsi, le conflit syrien s’internationalise, mais pas seulement entre les acteurs institutionnels que sont les Etats de la région et les grandes puissances ; mais aussi avec les acteurs informels que sont Al Qaeda et l’Etat Islamique en Iraq.

- Proclamation de l’Etat Islamique en Iraq et au Levant

L'EII, tout en continuant à mener la guerre contre les forces irakiennes, s'engage en Syrie dès la mi-2011. Le Syrien Abou Muhammad Al-Joulani, ancien djihadiste ayant combattu aux côtés d’Al Zarqawi, avait grimpé les échelons de la hiérarchie jusqu’à devenir un des lieutenants les plus remarqués d'Al Baghdadi. Sa renommée de combattant courageux et discipliné assortie de ses origines syriennes, en faisait la personne la plus apte à mener le Djihad en Syrie.

D’un commun accord, Al Zawahiri et Al Baghdadi, nommèrent Al Joulani à la tête d’Al Qaeda en Syrie et lui donnèrent pour mission, la création d’un groupe « Jabhat Annousra » (front de la victoire). Il crée effectivement la structure en 2012, bien qu’elle ne soit connue officiellement qu’en début 2013.

Sur le terrain, Jabhat Annousra débute en Syrie avec les moyens de l’Etat islamique en Iraq. La nouvelle organisation devait tout à l’EII. Les premiers combattants, les premières armes et les premiers réseaux qui permirent l’ancrage de Jabhat Annousra appartiennent à l’EII. Cet état de fait dictera à Abou Bakr Al Baghdadi une autre manière de voir la situation. Pourquoi rester sous l’enseigne d’Al Qaeda si celle-ci ne fournit aucune logistique ? Quelle valeur ajoutée procure Al Qaeda au djihad en Iraq et en Syrie ? Et à défaut de cette valeur ajoutée, pourquoi lui obéir ?

De plus, le djihad en Syrie comme en Iraq se dirige avant tout contre les chiites, qui détiennent les pouvoirs, marginalisent et maltraitent les populations sunnites. Cette lutte n’est pas le premier souci d’Al Qaeda qui a toujours cherché à ménager le pouvoir des ayatollahs en Iran.

S’appuyant sur ces données, Al Baghdadi renomme « l’Etat Islamique en Iraq ». Il s’appellera, dès 2013, « l’Etat Islamique en Iraq et au Levant » (EIIL). Pour Al Baghdadi, Jabhat Annousra fait désormais partie intégrante du nouvel Etat. La décision est diffusée le 8 avril 2013.

3. Rupture consommée entre Al Qaeda et l’EIIL, l’auto proclamation de l’Etat islamique

Rupture consommée entre Al Qaeda et l’EIIL

Al Joulani refuse sa subordination à Al Baghdadi et en fait part à Al Zawahiri auquel il prête publiquement allégeance. Al Zawahiri enjoint aux deux protagonistes de s'en reporter à lui pour régler le litige. Devant l’indifférence d’Al Baghdadi, il adresse, le 23 mai, un nouveau courrier dans lequel il déclare qu'après avoir consulté la choura du mouvement, il a été décidé de dissoudre l'EIIL qui doit désormais limiter ses opérations à l'Irak (et donc redevenir l'EII).

Al Baghdadi répond en attaquant des positions tenues par Annousra, faisant fi des instructions et décisions d’Al Qaeda. Ayman Al Zawahiri essaye alors de régler la question de manière amicale. Il dépêche auprès d’Al Baghdadi un émissaire, Abou Khalid Al Souri, pour tenter de convaincre Al Baghdadi de dissoudre son Etat islamique en Iraq et au Levant. Non seulement l’émissaire échoue dans sa mission, mais il est tué par les combattants d’Al Baghdadi.

Cette fois la rupture est consommée entre Al Qaeda et le courant djihadiste iraquien.

- Proclamation de l’Etat Islamique. La volonté d’une résurgence en rupture

Suite à un communiqué d'Al-Qaida affirmant que l'EIIL n'a plus aucun lien organisationnel avec Al Qaeda. Al Baghdadi annonce par le communiqué du 29 juin 2014 la création simultanée de l’Etat Islamique et du Califat.

Est-ce un simple changement de nomination ? Où s’agit-il d’une nouvelle structure ? La proclamation répondait à trois soucis : la limitation à l’Iraq et la Syrie ne cadrait pas avec l’annonce du Califat. Al Baghdadi voulait ravir le leadership du Djihad mondial à Al Qaeda et instaurer le principe de la territorialisation. En s’autoproclamant « Etat », Daech pouvait faire appel directement aux étrangers sans passer par Al Qaeda. Daech peut même se faire valoir du califat pour appeler les adeptes d’Al-Qaeda de lui prêter allégeance.