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L’importance des politiques agricoles en termes de sécurité, de défense et de souveraineté

Abdelhak Bassou | May 11, 2016

L’agriculture semble devenir, à priori, hors agenda dès lors qu’il s’agit de la construction d’une stratégie ou d’un système de sécurité et de défense. Ce dernier s’adosse plutôt aux structures militaires. Le seul domaine où l’agriculture est jumelée à la sécurité est celui de la sécurité alimentaire dont nombre de pays en font un secteur quasiment indépendant du système de défense nationale. Même lorsqu’il s’agit de facteurs de puissance, l’agriculture est très peu citée. L’exemple de séparation entre l’agriculture, et les stratégies de sécurité et de défense nous vient de l’Europe. En effet les documents qui tracent les grands chapitres de la défense des pays ne font aucune allusion à la question alimentaire, et par conséquent, à l’agriculture . Cette sécurité alimentaire n’est évoquée dans les doctrines de sécurité des pays européens qu’en termes de sources de conflits qui peuvent toucher le voisinage, et non en termes de menace directe à la sécurité de l’Europe. L’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) emboite le pas aux pays européens. Ainsi, dans son livret réservé à l’agriculture, l’organisation va jusqu’à prétendre que : « L’Objectif qui consistait à produire des aliments en quantité suffisante et pour un prix raisonnable afin de nourrir une population urbaine en augmentation dans une société en cours d’industrialisation a aujourd’hui perdu sa pertinence dans les pays de l’OCDE ».

Est-ce que l’agriculture n’a effectivement plus de place dans les composantes des stratégies nationales de défense ? Si l’exemple européen et celui de l’OCDE nous poussent vers une réponse affirmative ; le contre-exemple nous vient des Etats-Unis d’Amérique qui considèrent l’agriculture et les questions alimentaires comme faisant partie intégrante de la sécurité nationale. Le secteur alimentaire, dans la doctrine de défense américaine, ne concerne pas seulement le domaine alimentaire, mais tous les domaines de la sécurité.  Lorsque la Chine a récemment formulé le projet de rachat du groupe agrochimique bâlois Syngenta, des sénateurs américains ont demandé au département du trésor d’étudier ce projet afin de détecter « les conséquences potentielles pour la sécurité nationale des Etats-Unis et le système alimentaire américain ». Dans la lettre adressée au secrétaire au Trésor, par les sénateurs américains, le système alimentaire est directement lié à la sécurité nationale.

De plus la stabilité et la paix mondiale sont dans la doctrine de défense américaine, tributaires de la sécurité alimentaire dans le monde. Pour les USA les questions de l’agriculture et de l’alimentation n’impactent pas seulement les politiques intérieures, mais également étrangères.

Quels impacts peuvent avoir les politiques agricoles sur l’ordre public interne et à jusqu’à quel point l’agriculture affecte-t-elle les rapports en termes de politique étrangère ? Telles sont les questions au prisme desquelles sera analysée, dans les paragraphes qui suivent, l’importance des politiques agricoles.

1. Agriculture et ordre public interne.

L’historien Charles Pouthas met directement en lien la situation agricole européenne entre 1847 et 1848 et les révoltes qui s’en suivirent dans toute l’Europe. Ces révoltes aboutiront à l’écroulement de la monarchie française par l'abdication de Louis-Philippe, à l’abandon du pouvoir par Metternich à Vienne et à l’avènement du premier Parlement en Allemagne. Traitant des troubles sociaux entre 2007 et 2008, Pierre Janin, géographe à l’Institut de recherche pour le développement conclut que : « Les « émeutes de la faim » montrent la défiance croissante des populations appauvries vis-à-vis de l’ensemble des institutions étatiques et internationales pourtant appelées à la rescousse. Elles illustrent aussi la capacité de mobilisation populaire, parfois spontanée (les collectifs « contre la vie chère », les « défilés de ménagères »), parfois relayée par les mouvances syndicales et politiques d’opposition. À cet égard, elles inaugurent bien une crise de gouvernance et de légitimité dont il faudra tirer les leçons ».

La géographie du printemps arabe est également assez révélatrice en termes de liens entre sécurité alimentaire et développement agricole d’une part, et stabilité et sécurité intérieure d’autre part. La région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA), théâtre des évènements du printemps arabe est l'une des principales régions importatrices de la planète ; qu'il s'agisse de céréales, de sucre, d'huiles, de volailles ou de viande bovine. Si on exclut le Maroc, on constate que la plupart de ces Etats ont toujours tourné le dos aux politiques agricoles en se laissant dépendre des importations pour les besoins alimentaires de leurs populations. Les pays qui ont pu passer la crise du printemps arabe sont :

- Soit ceux disposant de la manne pétrolière dont les revenus assurent le bon approvisionnement des populations (Pays du golfe et Algérie) ;

- Soit ceux ayant une politique agricole bien ancrée (le Maroc).

La région MENA et l’Afrique subsaharienne, se caractérisent donc par leur vulnérabilité stratégique dans le domaine de la sécurité alimentaire, qui dépend en grande partie des importations comme le montre la carte N°1 ci-dessous.

Carte N°1 :Importations des céréales par les pays arabes

Source :  IPEMDED.coop

Nourrir sa population est source de légitimité pour l’Etat. Ce dernier est d’autant moins contesté que les besoins alimentaires de sa population sont satisfaits. De plus, l’agriculture ne fait pas que nourrir, elle est source de création d’emploi et de régulation de la démographie. En fixant les paysans près de leurs terres, elle permet de maitriser l’urbanisation et de réguler les flux des campagnes vers les villes en les maintenant dans des proportions gérables. L’ordre public est donc plus facilement maintenu. Ceci se vérifie amplement en Afrique :

- La grogne sociale s’est rapidement diffusée en Afrique, lors de la crise des prix des produits alimentaires entre 2007 et 2008. Les émeutes contre le coût de la vie ont fait 40 morts au Cameroun en février et ont généré de violents incidents en Côte d'Ivoire, en Mauritanie et au Sénégal. En Avril 2008 en Égypte, cinq morts et trois cents blessés sont enregistrés dans des émeutes contre l’augmentation des denrées alimentaires ;

- Aujourd’hui, la carte des conflits et des déstabilisations internes dans la région africaine correspond à celle des zones agricoles les moins développées.

La stabilité de l’Etat dépend, à plusieurs égards, de la résolution de l’équation résultant de sa capacité à assurer la sécurité alimentaire de sa population, et son aptitude à garantir l’ordre public interne. Il y va de sa légitimité. Deux voies restent possibles : l’importation des produits alimentaires avec tous les aléas de la dépendance ou le développement de son agriculture dans le cadre d’une stratégie nationale qui fait du secteur sinon une priorité, du moins un domaine auquel l’attention adéquate doit être accordée.

2. Agriculture et positionnement dans le monde

   1. Agriculture et puissance

La question ici est de connaitre la place de l’agriculture dans les politiques des grandes puissances. Peut-on y déceler une éventuelle superposition entre puissance dans le sens global et développement de l’agriculture ? Pour cela, deux instruments de comparaison seront examinés : d’un côté, le top douze des puissances globales, et d’un autre, une carte équivalente des puissances agricoles.

Tableau 1 : Puissances mondiales en 2014

Source : Wikipedia.org

Le tableau ci-dessus montre les douze grandes puissances selon trois critères : la démographie, l’économie, le budget militaire, autrement dit le hard power.

Sur la carte N°2 ci-après, élaborée par l’office des statistiques nationales, adoptée par la FAO, l’OCDE et Eurostat, figurent les onze acteurs mondiaux les plus importants en termes d’agriculture. Y-figurent les USA, le Canada, la Russie, l’Allemagne, la France, la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Argentine, l’Afrique du Sud et l’Australie.

Carte N°2 :Grands acteurs mondiaux de la planète agricole

Source : 11 grands acteurs mondiaux de la planète agricole

À la comparaison entre les deux instruments, force est de constater qu’à l’exception de l’Argentine et de l’Afrique du Sud, les puissances agricoles sont également des puissances de hard power. D’autres parts, si on exclut le Royaume-Uni et le Japon, les puissances de hard power sont également des puissances agricoles.

Par ailleurs, ce sont les pays figurant aussi bien parmi les puissances agricoles que parmi celles de hard power qui sont les moins exposés aux aléas sécuritaires. Ces pays sont les plus aptes en matière de défense nationale, et c’est également parmi eux que se recrutent les plus agissants en termes de politique internationale.

Si l’agriculture ne peut à elle seule assurer le bon positionnement d’un Etat sur l’échiquier international, il n’en demeure pas moins que l’image de puissance parait mal cadrer avec la dépendance en matière de sécurité alimentaire.

Guy Mettan, journaliste, et personnalité politique suisse, auteur du livre  Russie- Occident, une guerre de mille ans : La russophobie de Charlemagne à la crise ukrainienne, se demande dans l’un de ses blogs: « Et si les ressorts de la puissance de demain ne reposaient plus sur l’énergie mais sur l’agriculture ? ». Il répond que oui, et prend pour indicateurs de ce nouveau changement :

- La concurrence à laquelle se livrent les multinationales et des Etats comme la Chine, la Corée ou le Japon pour l’acquisition de terres agricoles en Afrique, en Amérique latine et en Ukraine.

- Le cas de Jean-Claude Gandur qui a fait sa fortune dans le trading du pétrole et qui aujourd’hui se reconvertit dans l’agriculture en investissant sa fortune dans l’acquisition de domaines agricoles en Afrique de l’Ouest.

La Russie donne également l’exemple d’une puissance qui a eu recours au développement de son agriculture pour défendre ses intérêts au plan des relations internationales. Elle avait répondu aux sanctions européennes par l’interdiction d’importation des produits agricoles européens et s’est tournée vers la consolidation d’un plan entamé en 2012 pour aider les fermiers. Ce plan prévoyait des prêts bon marché, le contrôle des prix des engrais, le soutien aux fabricants russes d'engins agricoles et le financement des éléments clés de l'infrastructure agraire. Résultat, en 2015, les exportations de produits agricoles russes ont explosé et la production de blé a été au-delà des prévisions. Le développement de l’agriculture a répondu à des impératives de géostratégie et de confirmation de puissance de la part de la Russie. Ce développement lui a permis de disposer d’une agriculture lui permettant de continuer à sanctionner l’agriculture européenne sans souffrir de pénurie. La stratégie russe intériorise un principe qui veut que la puissance ne puisse se développer dans la dépendance.

   2. L’agriculture : Un secteur vital en Afrique

a) Les terres africaines accaparées : Un danger pour la souveraineté

Les Africains doivent considérer les questions agricoles non seulement comme levier de sauvegarde de l’ordre public et de la paix sociale à l’interne mais également comme outil au service de leur souveraineté, vis-à-vis de l’étranger. Pour cela, certains Etats du continent doivent réévaluer leurs politiques de vente ou de location de terres agricoles à des firmes ou à des pays étrangers, d’autant plus que dans le cadre de la coopération intra-africaine, des initiatives de coopération comme celle du Maroc en matière de fertilisants peuvent encourager l’exploitation par les Africains eux-mêmes des terres agricoles africaines (voir carte n° 3 ci-après.).

Carte n°3 : Terres agricoles cédées

Source: Capital.es

Au niveau du positionnement stratégique, les pays africains doivent agir de telle sorte que leur sécurité alimentaire ne devienne demain dépendante des produits « étrangers », produits sur leurs propres terres. Il y va ici de leur souveraineté, notamment lorsque le volume des terres agricoles cédé prend des dimensions alarmantes, comme le montre la carte ci-dessus.

Si le Libéria atteint le record avec un pourcentage de 67% de terres cédées, le rythme actuel risque d’engendrer des chiffres voisins dans d’autres pays où la proportion est encore supportable.

Tableau 2 : Pourcentage de terres agricoles cédées

Source : Données recueillies sur : Wikistrike.com

Il est possible d’invoquer les effets bénéfiques immédiats de la concession des terres comme la création d’emploi ou l’augmentation des investissements étrangers, mais il faut également mesurer les effets futurs dont la perte de la souveraineté en matière de sécurité alimentaire.

b) Souveraineté africaine : Les terres des uns et l’expérience des autres

Dans sa projection vers l’espace africain et son positionnement dans le cadre de la coopération Sud/Sud, le Royaume du Maroc priorise, parmi d’autres secteurs, celui de l’agriculture notamment de par son expérience en matière de fertilisants :

- Le Maroc a monté une unité spécialisée à Jorf lasfar dont l’objectif est "de renforcer la coopération Sud-Sud", en produisant "des engrais adaptés aux cultures et aux sols africains" ;

- La projection du Maroc en Afrique dans le domaine se décline en quatre objectifs :

- « Améliorer la fertilité et la productivité des sols africains à travers une offre de produits adaptés ;

- Sécuriser la production d’engrais compétitifs à proximité des grands bassins agricoles ;

- Garantir l’acheminement des intrants jusqu’aux agriculteurs ;

- Contribuer aux côtés des agriculteurs africains, au développement d’écosystèmes agricoles durables ».

La démarche du Maroc ne s’inscrit pas seulement dans le cadre de sa stratégie de projection dans son environnement africain, mais découle également de ses fermes convictions du rôle que les potentialités agricoles du continent peuvent jouer dans son développement économique, dans son positionnement dans le monde et par conséquent, dans la résolution et la prévention des crises qui déstabilisent le continent.

Conclusion : Ce qu’il faut retenir

Les tendances mondiales sont à la fois à une augmentation de la population (figure 1) et une réduction des surfaces émergées cultivables par le fait des changements climatiques et de l’urbanisation croissante. Le nombre de personnes pouvant être nourris par la production d’un hectare passe de deux, en 1960, à six en 2050 (figure 2). Nourrir plus de personnes en disposant de moins de terres agricoles nécessite des progrès technologiques ainsi que l’élaboration de politiques publiques adéquates qui prennent en compte l’aspect vital de la sécurité alimentaire dans le système de sécurité globale. Non seulement les crises alimentaires de demain seront des facteurs de déstabilisation interne des Etats, mais elles peuvent également générer des tensions interétatiques, tels que des conflits autour des terres agricoles à cheval sur des frontières communes, ou autour du partage des cours d’eaux entre les Etats de l’amont et ceux de l’aval. Les mouvements de personnes que les famines peuvent produire sont également un risque sécuritaire qui doit être pris en compte dans les politiques de défense et de sécurité.

Figure N° 1 :Croissance et estimation de la population mondiale de 1910 à 2050 (en milliard)

Source: Mtaterre.fr

Figure N° 2 : Combien de personnes peuvent manger sur un champ d’un hectare ?

Source: Mtaterre.fr

Dans cette configuration, le continent africain dispose d’atouts naturels qui, faute de politiques publiques adaptées à la gravité de la situation, risquent de se transformer en risques. Dans ce sens, des précautions sont à observer vis-à-vis de certaines politiques ayant actuellement cours dans le continent :

- Les appels à l’industrialisation en vue du développement en Afrique ne doivent sous aucun prétexte, se faire aux dépens du secteur agricole. Le développement technologique et industriel devra se faire en symbiose avec l’agriculture, voire pour la servir et la développer ;

- La cession de terres agricoles à des firmes ou puissances étrangères doit être étudiée aussi bien en termes de statut de ces terres qu’en termes de proportions maximales à céder, afin de ne pas entraver la souveraineté des pays et leur capacité à nourrir leur population ;

- Les plans de développement rural (accès à l’eau potable, à l’électricité, aux soins de santé et à l’éducation) devront permettre aux populations vivant essentiellement de l’agriculture d’être fixées près de leurs terres pour les exploiter dans les meilleures conditions ;

- L’agriculture et tout le savoir-faire et connaissances y afférents, devront constituer la pierre angulaire de la coopération africaine (sud-sud), de manière à dépasser le simple souci d’autosuffisance alimentaire du continent, vers une agriculture motrice de puissance.