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L’Egypte géopolitique : Forces, opportunités, contraintes et vulnérabilité

Abdelhak Bassou | June 28, 2016

Asie, Afrique, Méditerranée, Mer rouge, Moyen-Orient et Bassin du Nil sont autant d’entités géographiques dans lesquelles l’Egypte s’insère, ou en constitue la périphérie. Cette position fait de l’Egypte un carrefour où se rencontrent deux continents et plusieurs espaces géopolitiques. En termes de mers, elle est baignée par la Méditerranée et la Mer rouge, dont elle assure la jonction grâce au Canal de Suez. Cette liaison ne relie pas uniquement les deux mers mais s’avère être la voie qui joint deux océans : l’Indien et l’Atlantique. Le pays est également traversé par un fleuve géant, le Nil qui véhicule des eaux et des alluvions, tisse des liens et des relations et assure la rencontre entre des civilisations.

Le territoire égyptien n’a que partiellement subi les affres du morcellement historique. Les frontières du pays n’ont presque pas changé au fil de l’histoire. Des pharaons à nos jours, l’Egypte est sensiblement dans les mêmes limites territoriales. Parfois indépendante en tant qu’Etat et parfois soumise en tant que province d’un pouvoir extérieur, l’Egypte a toujours un seul territoire et son appellation n’a jamais changé.

Il fait partie de ces lieux où l’histoire et la géographie se sont toujours alliées et ont continuellement cohabité de telle sorte que l’espace géographique s’est approprié son histoire.

Carte 1 : L’Egypte dans son environnement géographique

Source : Google Maps

Cette multitude d’espaces, de positions, et de positionnements constitue pour l’Egypte autant un avantage et une opportunité qu’un handicap et une difficulté. L’avantage est que le pays peut tirer profit de cette appartenance multiple pour diversifier ses relations et s’imposer en tant qu’espace de rencontre. Le handicap est que les espaces de voisinage et de proximité de l’Egypte présentent autant de contradictions et de divergences d’intérêt que l’option d’alliance avec l’un ne peut, parfois, être interprétée que comme une hostilité envers l’autre. Le défi posé à l’Egypte est donc d’équilibrer sa politique entre les différents partenaires et espaces géopolitiques qui l’entourent. L’Egypte partage avec plusieurs pays d’Afrique du Nord, la difficulté de rallier leur arabité à leur africanité. Elle partage avec ceux de la rive est de la Méditerranée la difficulté de concilier leur arabité à leur identité méditerranéenne. Son adhésion à l’espace économico-commercial d’Afrique de l’Est et australe s’arrime-t-elle à son appartenance à l’espace nord-africain ? Où doit-elle réaliser ses ambitions de leadership ? Dans le Monde arabe, en Afrique du Nord, en Méditerranée, au Moyen-Orient ou dans le Bassin du Nil ?

L’Egypte est tiraillée entre ses identités multiples. Entre ses pans d’identité qu’elle tire de sa position géographique et les marqueurs d’identité qu’elle tire de son histoire socio-économico-politique. Ce tiraillement est amplifié par les turbulences qui secouent les zones de voisinage et de proximité de l’Egypte. Les forces géopolitiques que procure à l’Egypte sa position géographique et son vécu historique recèlent dans leurs entrailles des vulnérabilités qui ne passent pas inaperçues.

I. Forces

Le développement du nationalisme arabe dans les années cinquante et soixante incarné par ce qui fut connu comme « le Nassérisme », avait donné à l’Egypte une position de leader du monde arabe. La défaite des armées arabes lors de la guerre de soixante-sept, la normalisation avec Israël à la fin des années soixante-dix ont graduellement départi l’Egypte de ce rôle dont elle ne garde plus que la symbolique fonction du secrétariat générale de la Ligue arabe et le siège de cette même organisation.

L’Egypte d’aujourd’hui ne semble plus garder les moyens d’influence qu’elle avait sur le monde arabe aussi bien en raison des divergences de ce monde de plus en plus proie aux fragmentations géopolitiques qu’en raison des changements intervenus dans l’ordre mondial, et de l’émergence de nouvelles puissances arabes au Maghreb et dans le Golfe. Elle garde, cependant, plusieurs cartes géopolitiques qui, utilisées rationnellement, constituent des atouts majeurs :

a. L’Egypte constitue avec la Jordanie les seules fenêtres officiellement ouvertes dans le dialogue entre Palestiniens et Israéliens et par conséquent un canal incontournable dans toute solution pour ce conflit latent. L’Egypte tente de conserver la main sur la question Palestinienne face à la concurrence des pays de la région, notamment la Turquie et le Qatar. L’enjeu est clairement apparu lors de la dernière guerre d’Israël contre la bande de Gaza.

Les relations n’étaient pas au beau fixe entre l’Egypte et le Hamas que le président Sissi accuse de déstabiliser le Sinaï et de soutenir les Frères Musulmans. La Turquie et le Qatar voyaient en ce conflit l’opportunité d’écarter l’Egypte des pourparlers de paix, l’accusant de se ranger aux côtés d’Israël contre le Hamas. L’Egypte s’était finalement imposée en tant qu’interlocuteur incontournable dans le marathon diplomatique qui a conduit au cessez-le-feu.

b. L’Egypte reste la plus grande puissance démographique du monde arabe. Aucun autre pays de la région ne dépasse la moitié de la population égyptienne. Un nombre important d’Egyptiens est disséminé à travers le monde. Ils représentent trois millions entre le Golfe et l’Amérique du Nord. Pourtant, plusieurs chercheurs hésitent à parler de diaspora égyptienne. Ils s’accordent à reconnaitre que si cette population répond à certains critères requis pour la formation d’une diaspora (dispersion, sauvegarde de liens forts à la mère patrie et les transferts d’épargnes), elle ne remplit pas d’autres critères tels que la conscience de l’unité du groupe, la mémoire collective (fortement liée au temps et à l’espace) et un système puissant d’organisation.

Carte 2 : Egyptiens à l’étranger 

Source : Central Agency for Public Mobilization & Statistics (CAPMAS), Egypt

c. L’Egypte garde aussi sa suprématie militaire dans la région. Elle reste la première armée du monde arabe et tout projet de défense commun à cet espace ne peut se passer de l’apport de cette armée. Forte de 438 000 hommes, d’un budget annuel moyen de 5 450 millions de dollars, de 2 2400 chars, 370 avions de combats de quatre sous-marins et huit frégates, l’armée égyptienne reste sollicitée dans tous les projets arabes de défense. La coalition montée par l’Arabie saoudite pour l’intervention au Yémen, le projet de force arabe commune ou la coalition musulmane, toujours initiée par l’Arabie Saoudite, montrent la place que les initiateurs de ces projets accordent à l’Egypte en raison de ses capacités militaires. L’Arabie saoudite, qui aspire aujourd’hui au leadership arabe accorde, malgré quelques divergences, un grand intérêt au rapprochement avec l’Egypte comme en témoigne la dernière visite du souverain saoudien au Caire. L’armée égyptienne constitue pour la politique mondiale un facteur d’équilibre stratégique dans la région, surtout vis-à-vis des puissances militaires régionales classiques que sont Israël et la Turquie d’une part et, les puissances militaires régionales nouvelles que sont l’Iran et l’Ethiopie.

L’Egypte est, via le Canal de Suez, le point de passage obligé entre l’Océan indien et la Méditerranée puis l’Atlantique. Le commerce international, de manière générale, et le transport des hydrocarbures du Golfe de manière particulière, en dépend grandement. En assurant la sécurité du passage au Canal de Suez, l’Egypte s’assure une place importante dans le commerce mondial. Consciente de cet atout, l’Egypte n’a pas hésité, malgré ses difficultés financières, à investir dans l’élargissement du canal.

II. Vulnérabilités

1. Gestion des contradictions

Pour maintenir l’équilibre de ses relations avec le voisinage, l’Egypte est dans l’obligation de s’investir dans des politiques de conciliation des contradictions :

- Dans ses relations avec l’Arabie Saoudite, l’Egypte doit gérer sa propre tendance à encourager le régime de Bachar el-Assad, qui combat l’idéologie des frères musulmans, et l’hostilité que l’Arabie porte à ce régime en raison de ses liens avec l’Iran chiite ;

- L’Egypte reste tenue par les accords de Camp David qu’elle a signé avec Israël, tout en partageant avec le monde arabo-musulman l’aversion qu’il développe envers cette dernière sur la question palestinienne ;

- Sur la même question, l’Egypte doit gérer le sentiment de solidarité arabe avec le territoire de Gaza, pourtant géré par le Hamas dont l’idéologie est dans le droit chemin des frères musulmans, opposants, sinon ennemis du régime égyptien.

2. L’épreuve du printemps arabe

Les révolutions du printemps arabe n’ont pas été sans effet sur la géopolitique de l’Egypte, d’autant plus que, pour le cas égyptien il y eut deux mouvements vers le pouvoir. L’un ayant profité aux frères musulmans, et l’autre les ayant desservis. Le pays en sort divisé, épuisé et dépourvu de certaines de ses ressources clés, les investissements étrangers et le tourisme. De plus, le pays se trouve en proie à une vague d’attaques terroristes qui l’obligent à dépenser dans la lutte contre le terrorisme, un effort et des capitaux dont le pays a grand besoin pour réanimer son secteur socioéconomique.

3. La difficulté de l’option pour un espace de positionnement

Très liée aux pays du golfe par des convergences d’intérêts économiques et géopolitiques, l’Egypte n’est pourtant pas considérée comme un pays appartenant à cet espace d’intégration. L’Egypte est la porte du Maghreb, mais n’est pas maghrébine, en supposant que cet espace institutionnel se réanime de sa léthargie, l’Egypte ne peut prétendre y appartenir. Un cadre géopolitique qui peut logiquement contenir l’Egypte est l’Afrique du Nord, mais celle-ci n’a pas d’existence politique connue à ce jour. L’une des vulnérabilités de l’Egypte peut-être cette multiplicité d’espaces potentiels d’intégration auxquels elle appartient tous, sans faire exclusivement partie de l’un d’entre eux. Son cadre le plus naturel serait le bassin du Nil, une région que l’Egypte a du mal à intégrer et à ingérer.

III. Une opportunité : L’initiative du bassin du Nil

L’Égypte considère que ses « droits historiques » sur le Nil sont garantis par deux traités, datant de 1929 et 1959, lui accordant ainsi qu’au Soudan des droits sur 87 % au total du débit du Nil, et un droit de véto sur tout projet en amont du fleuve.

Ces accords sont toutefois contestés par la majorité des autres pays du bassin du Nil, dont l’Éthiopie, qui a conclu un traité distinct en 2010 lui permettant de développer des projets sur le fleuve sans avoir à solliciter l’accord du Caire. L’Égypte avait alors manifesté son mécontentement en se retirant de l’Initiative du Bassin du Nil (NBI) qui regroupe les dix États riverains du fleuve, avant de la réintégrer en février 2015.

Lundi 23 mars 2015 à Khartoum, le président égyptien Abdel Fatah al-Sissi et son homologue soudanais Omar el-Béchir, ainsi que le Premier ministre éthiopien, Hailemariam Desalegn, ont présidé la signature d’un accord sur le partage des eaux du Nil. Accord qui met fin à des années de déchirement entre les pays du Bassin et qui ouvrirait peut-être une fenêtre d’opportunité sur la formation d’une intégration qui dépasse le simple souci du partage des eaux. La voie semble ouverte devant une structure d’intégration correspondant au Bassin du Nil, au sein de laquelle l’Egypte trouverait enfin un espace de positionnement durable.

Carte 3 : Pays de l’initiative du Bassin du Nil

Source : L'initiative du Bassin du Nil, Agence Française de Développement, http://www.afd.fr

Conclusion

L’Egypte d’aujourd’hui reflète les incertitudes qui caractérisent un monde à la recherche d’un nouvel ordre :

- Dans l’horizontalité, l’Egypte est tiraillée entre un Moyen-Orient fragmenté et un occident arabo-musulman qui ne l’est pas moins ;

- Elle est partagée, dans la verticalité, entre la Méditerranée et la profondeur africaine matérialisée particulièrement par le Bassin du Nil ;

- En oblique, l’Egypte tangue entre les pôles émergents et ceux classiques sans trouver un socle de positionnement.

Le challenge pour cette Egypte reste de transformer ces facteurs d’incertitude pour en faire des leviers de coopération fructueux, avec ses voisinages multiples et de capitaliser sur leurs contradictions en se positionnant comme joint-venture qui modère les contrastes.

Pour cela, l’Egypte est appelée à assainir sa situation intérieure en réconciliant les différentes factions de son peuple et en comblant le fossé creusé entre elles par les tourments du printemps arabe.