L’Atlantique élargi, renaissance d’une aire de puissance
Cet article aborde l’Atlantique élargi comme une aire de puissance ré-émergente. En considérant la centralité géostratégique de l’euro-atlantique Nord et la montée en puissance des priorités maritimes dans l’agenda politique de l’ensemble des Etats riverains, nous démontrons que l’Atlantique élargi est pertinent pour un partenariat de confiance informel. Le débat sur l’Atlantique élargi est plus que jamais d’actualité, notamment à propos de la pertinence ou non de sa centralité géostratégique et de la cohérence ou non de son espace. Quels sont les atouts de cet espace ? Est-il un système structuré et cohérent ? Somme nous devons un espace pertinent pour une action collective ?
L’équation de l’Atlantique élargi met en correspondance trois réalités : la renaissance de la centralité géostratégique de l’euro-atlantique (I) ; l’utilité géopolitique majeure de l’espace maritime pour les Etats riverains (II) ; la pertinence de l’Espace atlantique élargi pour un partenariat de confiance informel (III).
I. Renaissance de la centralité géostratégique euro-atlantique
La renaissance de la centralité géostatique euro-atlantique trouve son sens politique et militaire dans la redéfinition, toujours en cours, de l’Alliance atlantique formalisée par le traité de Washington, le 4 avril 1949. La fin de la guerre froide a plongé cette organisation dans l’incertitude quant à son nouveau rôle, avant que son élargissement vers l’Est et les attentats du 11 septembre 2001 ne créent les conditions favorables pour son repositionnement au-delà même de sa zone de défense classique couverte par l’article 5 du traite de Washington. Les interventions en Afghanistan et en Lybie ainsi que les opérations Ocean Shield, dans l'Océan Indien et Active Endeavour en Méditerranée, tout autant que les partenariats multiples de l’Otan illustrent parfaitement la nouvelle dynamique de projection de l’Otan dans le «système monde». Cet ajustement stratégique se réalise alors que la Russie considère l’élargissement de l’Otan comme une tentative d’encerclement. A cette communauté de sécurité transatlantique en phase de redéfinition vient s’ajouter une communauté d’intérêt économique en construction. Un des grands paradoxes de l’espace euro-atlantique est l’absence d’un marché régulé par un accord de libre échange entre les Etats Unis et l’Union européenne, et ce malgré l’intensité de leur relations économiques. C’est pourquoi la perspective de l’établissement d’un Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP en anglais) représente un tournant déterminant. Les américains et européens arriveront, non sans difficulté, à établir le plus grand marché du monde représentant 50% du PIB mondial, 40% des échanges commerciaux et 60% de l’innovation mondiale. Car ils y voient l’occasion de relancer la croissance par le commerce et de se repositionner dans la sphère géoéconomique face à la montée en puissance de la Chine et de l’Asie. Le président américain avait d’ailleurs qualifié ce futur partenariat comme une « alliance économique aussi forte que l’alliance diplomatique et militaire représentée par l’OTAN»
Quelles leçons tirer de cette double dynamique euro-atlantique ?
Tout d'abord, celle de constater que l’accélération de l’histoire contemporaine et la dynamique de sa complexité avance au rythme de la tectonique des plaques géostratégiques : le centre de gravité des nouveaux défis économiques et stratégiques bascule certes vers l’Asie, mais en même temps nous assistons à la renaissance progressive d’une aire de puissance économique et politico-militaire aspirant à faire de l’euro-atlantique un axe central de la gouvernance mondiale.
Ensuite, centré sur l’océan atlantique, cette aire de puissance est au contact des sous ensembles latino-américain et afro-atlantique. Elle occupera donc une place prépondérante dans l'organisation de l’Atlantique élargi, du fait de son influence stratégique (Otan) et de son rôle de centre d’impulsion économique. Cette influence, les États-Unis l’exercent, par exemple, dans le cadre de leur politique de "multipartnership", qui a pour objectif de trouver des partenaires susceptibles de partager leur conception de la sécurité et de contribuer tant sur le plan financier qu’opérationnel. Dans l’espace atlantique, ces partenaires sont les membres de l’Otan mais également les autres pays riverains avec lesquelles l’interopérabilité militaire et politique est développée.
La renaissance de l’espace euro-atlantique est un élément d’analyse précieux, mais ne suffit pas à lui seul pour appuyer et confirmer l’importance de l’Atlantique élargi. Le poids de la géopolitique maritime est certainement l’autre composante capitale de l’environnement stratégique atlantique.
II. L’utilité géopolitique majeure de l’espace maritime pour les Etats riverains
Les études sur l’espace atlantique sont globalement des approches centrées uniquement sur la perspective continentale ou des grilles d’analyses globalisantes négligeant les spécificités des Etats et des régions. Or, la densité de l’espace et la complexité de son histoire lointaine et immédiate nous invitent à être plus pragmatiques que théoriques. Les angles d’approches maritime et régional offrent une mise en perspective intéressante : la première est d’autant plus nécessaire que le fait maritime est devenu un enjeu stratégique grâce auquel les Etats peuvent renforcer leurs attributs de puissance ; la seconde aide à comprendre les processus régionaux à l’œuvre dans l’espace atlantique, en considérant leur contribution possible ou non à l’émergence d’un espace atlantique élargi cohérent.
La combinaison de ces deux éléments d’analyse permet de considérer la pertinence géopolitique de l’Atlantique pour les Etats riverains, à travers leurs intentions géo-maritimes. Il est certainement possible d’identifier globalement deux fonctions : stratégique et économique
• La fonction de valorisation stratégique comprend une variation des situations :
L’Espagne et du Portugal occupent une position périphérique continentale, par rapport à l’Allemagne, centre de gravité de l’espace européen. Leur point d’équilibre se trouve ainsi dans leur vocation atlantiste, qui les dote d’une profondeur stratégique précieuse, portée par la densité de leur relation avec l’Amérique du Sud et par des points d’appui stratégique, les Canaries, Madère et les Açores. Au Maghreb, la complexité des relations intermaghrébines alimentent le sentiment que le Maroc se situe à la périphérie de l’Afrique du Nord et que sa profondeur maghrébine se heurte au bloc Maghreb central (Algérie, Tunisie). La façade atlantique offre ainsi des opportunités vitales en termes de positionnement régional. Le Maroc a donc tout intérêt à se projeter comme puissance maritime structurante tant pour relancer son économie que pour relever le défi géopolitique continental.
Pour le Brésil et l’Afrique du Sud, le développement de la dimension maritime est un des piliers de l’évolution de leur statut de puissances émergente. Les deux pays, qui n’ont pas de rivaux continentaux, orientent leurs priorités stratégiques vers l’océan atlantique : le Brésil, par exemple, se dote de moyens navals à des fins de projections stratégiques et d’une diplomatie tournée vers les Etats Unis, l’Afrique et l’Europe ; l’Afrique du Sud, qualifiée de « sentinelle de l’Atlantique », est à ce jour l’unique pays de la façade africaine de l’Atlantique à disposer d’une force navale comprenant des sous-marins, ce qui lui garantie une capacité de frappe et de projection singulière.
A une échelle géostratégique, l’océan atlantique constitue un espace dans lequel les Etats-Unis déploient leurs forces navales et aéronavales pour sécuriser les routes maritimes, défendre le droit de libre circulation de leur marine de guerre, protéger leurs intérêts économiques maritimes, lutter contre le terrorisme et contribuer à la régulation des crises. Il semble toutefois que la préoccupation américaine est non pas tant la domination de l’océan que de partager certains aspects de ces missions avec leurs partenaires régionaux ou sous régionaux dans le cadre de la politique de "multipartnership".
• Un espace ressource de richesse et catalyseur des nationalismes maritimes
La maritimisation des économies des riverains de l’atlantique s’est renforcée au fur à mesure que le littoral prenait une part considérable dans la production de la richesse nationale, vu les échanges maritimes, la présence des ressources halieutiques et d’hydrocarbures, l’importance des industries lourdes et le dynamisme des villes côtières. Elle traduit en fait une dépendance à l’égard de la mer, puisque 90% des échanges mondiaux se font par voie maritime. Les Etats sont donc dans l’obligation de concevoir des politiques adaptées à ces dépendances, qui ne font en réalité qu’exacerber la concurrence et les différends maritimes. A ce titre, les enjeux énergétiques et halieutiques mettent en concurrence plusieurs pays de l’espace atlantique (Maroc-Espagne, Argentine-Royaume-Uni, le Golfe de guinée et l’atlantique Nord). Il se peut également que la stratégie maritime « Amazonie bleue » du Brésil se heurte aux intérêts de la France en Guyane.
Parallèlement, cette dynamique maritime met en exergue les besoins de sécurité et de sûreté maritimes face aux menaces asymétriques, dont les zones à risques sont situées au Golfe de Guinée et dans la façade maritime de l’espace sahélo-sahélien.
III. La pertinence de l’Espace atlantique élargi pour un partenariat de confiance informel
Les deux éléments d’analyse, développés précédemment, pointent l’analyse vers une même problématique : l’espace atlantique est-il pertinent pour des actions communes ? Cette question interpelle aussi bien les chercheurs que les politiques tant il vrai que cet espace est souvent appréhendé en termes de diversité que de système cohérent. Une des premières instances politiques à avoir tenté de construire une vision d’ensemble sur la question est le Parlement européen. Son engagement traduit une nouvelle réalité, où le débat sur l’Atlantique élargi devient progressivement un des volets émergents dans l’agenda des politiques, étant toutefois entendu que la réalisation de ce projet serait tributaire de la convergence des points de vue par rapport à la forme et au contenu de la coopération souhaitée. Les politiques et les chercheurs devraient éviter de verser dans des discours-slogans ou de recourir à des paradigmes « mondains » pour structurer cette dynamique: intégration et alliance, à titre d’exemple, sont parmi les paradigmes inappropriés à la réalité polycentrique de l’Atlantique élargi. Par ailleurs, toute tentative d’action globale se heurtera à la densité et la complexité des enjeux de cet espace.
Certaines pistes de réflexion ont déjà fait l’objet de débats soit interne à l’Ocp Policy Center (Maroc) et au German Marshall Fund (Etats-Unis), soit dans le cadre de conférences internationales organisées conjointement. Comme en témoigne le forum « Atlantic Dialogues » de Marrakech, le travail de ces deux think tanks contribue à la mise en place sémantique d’une communauté d’intérêt transatlantique Dans ce type de forum où les représentations géopolitiques de l’Atlantique élargi sont multiples et complexes, un processus de socialisation et d’adaptation est à l’œuvre dans la perspective d’une identité stratégique commune.
Une des idées centrales du forum est la construction de la confiance comme garant de la cohérence du projet de l’Atlantique élargi. En effet, il nous semble opportun de jeter les bases d’un partenariat de confiance, informel de préférence, ayant pour finalité d’établir les termes régissant les volets promoteurs de la confiance et des passerelles durables entre l’euro-atlantique Nord, la façade latino-atlantique et la façade afro-atlantique. Le caractère informel n’occulte en rien la portée stratégique du partenariat, au contraire il permet, à travers une architecture légère, de garantir un fonctionnement consensuel et non contraignant.
Le partenariat devrait d’abord reposer sur des principes clés pour favoriser les conditions du travail en commun :
• Objectivation : La diversité des domaines couverts et la multiplicité des Etats et des postures supposent l’existence d’objectifs bien définis ;
• Autodifférenciation : les Etats du bassin atlantique sont libres de choisir le format, le contenu et le degré de leur participation ;
• Spécificité : respect et prise en compte des particularités culturelles, politiques et régionales des Etats ;
• Complémentarité: le partenariat de confiance devrait être complémentaire avec les organisations régionales, sous-régionales et les initiatives du bassin atlantique. C’est par exemple le cas de la Conférence des États africains riverains de l'Atlantique.
Ensuite, le partenariat de confiance trouvera son sens stratégique dans un dialogue politique global inclusif dans le cadre d’un forum officiel, mais toujours informel. Il porterait sur une vaste gamme d’activités : consultations politiques ; adoption des plans d’action ; évaluation des pistes de coopération. Un comité directeur aurait la charge d’organiser ce dialogue sur la base d’un communiqué politique. Ce dialogue porterait principalement sur les questions politiques, sécuritaires et économiques.
Sur le plan pratique, le partenariat de confiance doit inscrire la coopération dans une logique régionale, en considérant les traits caractéristiques pour chaque région dans les domaines prioritaires: l’économie, la sécurité, les ressources naturelles, les questions environnementales, la gouvernance politique. L’objectif serait de définir la ou les région (s) cible (s) des programmes et des projets spécifiques. La façade afro-atlantique et particulière l’Afrique de l’Ouest et le Golfe de guinée, par exemple, souffrent de facteurs de blocage structurels et conjoncturels : pauvreté endémique, manque de moyens et d’infrastructures pour protéger leur espace maritime, piraterie, différends territoriaux, mauvaise exploitation des ressources halieutiques. Une vision commune des enjeux commence néanmoins à prendre forme, depuis que le Maroc a lancé la Conférence des États africains riverains de l'Atlantique. Cette initiative, si importante soit-elle parce qu’elle a adopté des mécanismes de coopération portant sur les domaines maritimes (pêche, transport maritime, sureté maritime), peine pourtant à intéresser les partenaires internationaux de la région (Union européenne, Etats-Unis).
Somme toute, le partenariat de confiance devra être graduel et non contraignant. C’est un processus long qui comme tout processus de coopération est une suite de phases avec leurs lots de doutes, de divergences qui exigent au préalable une réflexion commune et un débat contradictoire.