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Fonds souverains de stabilisation et fin du super-cycle des matières premières: quels enjeux?

Yves Jégourel | September 17, 2015

Au milieu des années 2000, le monde médiatique et les sphères politiques découvrent un investisseur d’un genre que l’on croyait nouveau, venu en grande majorité des pays du Golfe et d’Asie: les fonds souverains. Suscitant parfois la défiance en raison de l’opacité de certains d’entre eux, puis courtisés au lendemain de la crise financière de 2008, ils s’affirment alors non seulement comme des acteurs financiers de premier plan, mais également comme une des conséquences logiques d’un rééquilibrage économique faisant des pays qui les instaurent les créanciers du monde occidental. Objet de nombreux débats tant économiques que politiques, les fonds souverains sont en réalité anciens : le premier d’entre eux, le Kuweit Investment Office (devenu le Kuweit Investment Authority) fut créé en 1953. C’est cependant avec la hausse considérable du cours des matières premières que le monde connait avant 2008 qu’ils prennent la dimension financière qu’on leur connait désormais. La baisse des prix énergétiques que l’on observe depuis plusieurs mois ne diminue pourtant en rien leur importance stratégique, bien au contraire : ils furent précisément instaurés pour accroître la résilience économique des pays pétroliers face à l’épuisement de leurs réserves et à la variabilité du prix de ces ressources.

Regroupant l’ensemble des structures d’investissement publiques (ou sous mandat public) alimentées par des ressources récurrentes, qu’elles soient liées à l’exploitation des ressources pétrolières, gazières et minières ou à l’existence d’excédents courants importants, les fonds souverains sont des investisseurs singuliers en raison non seulement de leur rôle macroéconomique, mais également de leurs contraintes d’investissement : pour certains, la dimension internationale de leurs placements est une des caractéristiques distinctives importantes des fonds souverains.

En outre, on reconnait traditionnellement que les fonds souverains n’ont pas d’obligation contractuelle de passif et qu’ils doivent être, en cela, distingués des autres structures d’investissement publiques pouvant exister telles que les fonds de pension étatiques, les banques publiques de développement ou, plus encore, des entreprises d’Etat (Jégourel, 2012). Quel que soit le périmètre retenu, leur puissance financière est considérable. Le fonds souverain norvégien Government Pension Fund Global, le plus important d’entre eux, détient ainsi en 2015 près de 900 milliards de dollars d’actifs sous gestion, contre 770 milliards pour AbuDhabi Investment Authority, en deuxième position (graphique 1). On estime à près de 6300 milliards de dollars les avoirs gérés cette même année par ces investisseurs de par le monde, en hausse de plus de 75% depuis décembre 2010.

Graphique 1 : Avoirs détenus par les fonds souverains « matières premières » (Juin 2015, en milliards d’USD)

 

Source : SWF Institute

Qualifiés par un vocable commun, les fonds souverains n’en demeurent pas moins des structures hétérogènes et complexes, servant différents objectifs, non mutuellement exclusifs. Si l’on s’en tient à la segmentation proposée par le Fonds monétaire international (IMF, 2008), quatre grands types de fonds souverains peuvent être identifiés. Les fonds dits intergénérationnels visent, à l’instar du fonds norvégien, à répartir équitablement la manne pétrolière en générant des flux de revenus devant bénéficier aux générations futures. A l’image des fonds souverains chinois (CIC et SAFE4) alimentés par un excédent de la balance courante, d’autres ont plus simplement pour ambition d’améliorer le couple rendement-risque de réserves de change excédentaires, en les investissant sur des actifs plus risqués et donc plus rémunérateurs, comme des actions ou certaines obligations. Actant de la finitude des ressources exploitées, les fonds souverains dits de « diversification » ou de développement investissent quant à eux dans des secteurs économiques variés, le plus souvent à l’international, afin de favoriser à terme le développement de revenus pérennes et indépendants du secteur extractif et de première transformation. Ils visent en cela à lutter contre le « syndrome hollandais », phénomène économique bien connu dans lequel une économie voit progressivement son secteur industriel traditionnel s’affaiblir ou disparaître, sous l’effet des entrées de capitaux et de l’appréciation du taux de change réel qui en découle. Les derniers, enfin, appelés fonds de stabilisation ou de réserve, ont également pour ambition de limiter la dépendance d’une économie au secteur des matières premières, mais dans une logique plus conjoncturelle. Leur objectif est en effet de protéger le pays qui l’instaure des effets néfastes, notamment en termes de dépenses publiques et de croissance économique, de l’instabilité des revenus liés à l’exportation de matières premières. La volatilité du prix des matières premières créé une instabilité des recettes fiscales et contraint donc la mise en oeuvre de la politique budgétaire (Varangis et Claessens, 1994). Dans un tel contexte, il devient difficile pour le pays considéré d’engager des dépenses d’investissement, notamment en infrastructures, dont on sait qu’elles sont pourtant une des clés de la croissance économique à long terme.

L’existence d’un fonds de stabilisation permet, dans son principe, de contrer les effets macroéconomiques d’une telle instabilité puisqu’une fraction des recettes capitalisées en période haussière peut être mobilisée dès lors que la conjoncture s’inverse, à l’image du fonds de réserve russe qui a ainsi abondé en 2015 de près de 13 milliards le budget de l’Etat pour faire face à la chute des prix pétroliers et la diminution consécutive des recettes fiscales. Ainsi, comme le souligne Agénor (2015), un fonds de stabilisation doit venir compléter la mise en oeuvre d’une règle (ou d’un ensemble de règles) en matière budgétaire afin que l’impératif de soutenabilité ne conduise pas, en période de forte baisse du prix des produits de base exportés, à un ajustement trop brutal des dépenses publiques, et puisse ainsi réaffirmer, par là même, la crédibilité de ces règles. 

La reconnaissance de l’hétérogénéité caractérisant les fonds souverains est essentielle. Elle explique pourquoi ceux-ci ne peuvent intrinsèquement pas tous suivre les mêmes stratégies financières. Les fonds de stabilisation investissent traditionnellement dans des actifs réputés sûrs et suffisamment liquides pour être revendus rapidement, alors que d’autres peuvent s’engager sur ces classes d’actifs dits alternatifs tels que l’immobilier, les infrastructures, ou le private equity. Cette hétérogénéité explique consécutivement, pourquoi le regard porté sur leur performance financière mais également macroéconomique doit être différencié. La baisse des encours d’un fonds de stabilisation apparait parfaitement logique dans une conjoncture économique dégradée alors qu’elle peut être la manifestation d’une stratégie d’investissement erronée dans le cas d’un fonds de diversification. Plusieurs travaux académiques ont ainsi été initiés pour évaluer la capacité des fonds de stabilisation à atteindre les objectifs qui leur ont été assignés. Il s’agit notamment de déterminer si l’existence d’un tel véhicule d’investissement a un impact sur la stabilité budgétaire d’une nation ou, plus globalement, sur sa stabilité macroéconomique (Shabsigh et Ilahi, 2007). La question n’est ni anodine ni simple et ce, pour plusieurs raisons.

En premier lieu, l’instauration d’un fonds de stabilisation ne garantit pas, en tant que tel, l’adoption d’un comportement parcimonieux en période haussière. Dans le contexte du fameux « super-cycle des matières premières » que les économies productrices viennent de connaître, le point de retournement n’a guère été anticipé et l’idée que la hausse des cours perdurerait à très long terme était inscrit dans les consciences. L’effet de « voracité » évoqué par Tornell et Lane (1999) pouvait alors prévaloir et les dépenses publiques augmenter plus que de raison. En second lieu, comme le soulignent Aoun et Boulanger (2015), les fonds de stabilisation ont parfois fait évoluer leur stratégie d’investissement, d’une logique de gestion « prudente » de la manne financière dont ils bénéficient à celle, plus ambitieuse mais également plus risquée, d’investissements à long terme (Hassan et al. 2013). De ce point de vue, la notion de fonds de stabilisation est tout autant d’ordre sémantique qu’économique puisque certains fonds, tels que la KIA ou la State Oil Fund of the Azerbaijan Republic (SOFAZ), suivent en réalité plusieurs objectifs. En troisième lieu, l’effet contracyclique attendue d’un fonds de stabilisation dépend de sa maturité. Contraint d’investir dans des actifs a priori assez liquides et, en cela, peu rémunérateurs, il faut en effet qu’il ait été institué suffisamment tôt pour que les avoirs dont il dispose, issus de l’abondement et des rémunérations acquises, puissent être mobilisés. Or, l’expérience montre que tel n’est cependant pas toujours le cas, à l’image du Nigéria qui gère, au travers de la Nigeria Sovereign Investment Authority (NSIA), trois fonds souverains. L’un d’entre eux est certes dédié à la stabilisation macroéconomique de cette économie pétrolière mais, doté de seulement 20% des ressources de la NSIA, celui-ci ne dispose pas de la surface financière suffisante pour être une réponse pertinente à la chute actuelle des cours du brut. La définition des règles d’affectation des ressources et de retrait d’un fonds de stabilisation ont, dans cette optique, une importance considérable (Agénor, 2015). L’optimalité des mesures de soutien budgétaire provenant du fonds de stabilisation doit notamment être questionnée en période baissière : elles ne peuvent pas menacer la pérennité du fonds et leur efficacité doit donc être comparée et/ou combinée à celles d’autres mesures budgétaires, notamment une hausse des recettes fiscales et/ou une réduction des dépenses publiques de fonctionnement (Aslanki, 2015). Il n’est, enfin, pas impossible que certains fonds, dont la structure de gouvernance est très dépendante du pouvoir politique en place, aient, soit vu leur usage détourné pour financer l’acquisition d’entreprises publiques déficitaires (Davis et al, 2001), soit été utilisés pour maintenir un « équilibre » budgétaire menacé par les sanctions économiques dont leurs pays faisaient l’objet.

S’il est difficile de parvenir à une conclusion définitive sur l’efficacité de tels fonds tant les règles opérationnelles qui les régissent et la capacité à les respecter sont différentes entre nations, un consensus semble néanmoins se dégager pour reconnaître leur pertinence macroéconomique sur le long terme. En 2001, une étude menée par des économistes du Fonds monétaire international (FMI) sur douze pays dont cinq disposant d'un fonds souverain (Chili, Koweït, Norvège, Oman, Papouasie-Nouvelle Guinée) met certes en évidence que la relation positive entre dépenses gouvernementales et recettes d'exportations n'était pas, pour les périodes considérées (vingt ans, en moyenne), affectée par la mise en place d'un tel véhicule d'investissement (Davis et al., 2001). Ce dernier, en d’autres termes, ne favorise pas l’adoption d’une plus grande discipline budgétaire visant à capitaliser les recettes d’exportation lorsque celles-ci sont importantes. D’autres analyses confirment également l’idée que, pour certains pays, la mobilisation excessive des avoirs détenuspar les fonds de stabilisation limite le recours à des politiques d’austérité, pourtant nécessaires lorsque les cours des matières premières s’effondrent. Une étude plus récente, également menée par le FMI (Sugawara, 2014) confirme cependant le bien-fondé des fonds de stabilisation et démontre que, pour les 68 pays considérés sur la période 1988-2012, la présence d’un fonds de stabilisation permet bien de lisser les dépenses budgétaires.
S’intéressant aux fonds souverains de la Norvège, du Chili, de l’Alaska, du Koweit, et d’Oman, Fassano (2000) avait également suggéré que ces fonds permettaient non seulement d’améliorer l’efficacité de la politique budgétaire en la dissociant en partie de la disponibilité des revenus, mais également d’accentuer l’incitation à ne pas accroître les dépenses publiques en période faste en logeant, dans un véhicule dédié, l’excès de revenus. Considérant la stabilité macroéconomique plutôt que la seule stabilité budgétaire, Shabsigh et Ilahi (2007) montrent quant à eux que l’utilisation de ce type d’instrument a un impact favorable sur les conditions macroéconomiques des nations qui les utilisent en réduisant l’inflation, la volatilité de la masse monétaire et, dans une moindre mesure, celle du taux de change réel.
On comprendra de ces différents éléments que l’utilisation des fonds de stabilisation est affaire d’arbitrage et de mesure.

L’effondrement du cours des matières premières que l’on connait depuis plusieurs mois désormais mettra, s’il perdure, la capacité des pouvoirs publics à rude épreuve. Ils trouveront dans ces fonds de stabilisation une partie des ressources qui leur manquent pour assurer la continuité de leurs actions, mais ils ne pourront, pour autant, s’affranchir de la nécessité d’ajuster à moyen/long terme leur politique budgétaire, et notamment leurs dépenses de fonctionnement, à ce nouvel environnement macroéconomique.