Découplage entre croissance économique et émissions de dioxyde de carbone dans le monde
Le réchauffement progressif de la terre laisse présager un danger important pour les populations futures. Stabiliser le niveau de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère devient alors insuffisant, il est désormais question de réduire ce niveau, tout en préservant des taux de croissance économique soutenables. Ce Policy Brief traite de la question de l’intensité carbone de l’économie , à travers un indicateur de découplage, défini comme le rapport entre la variation des émissions de dioxyde de carbone (CO2) et du Produit Intérieur Brut (PIB). Il met également en exergue quelques tendances remarquables issues de l’expérience de certains pays. Au niveau mondial, les émissions de CO2 ont été stables pour la troisième année consécutive malgré une croissance économique marquée, ce qui laisse présager une baisse de l’intensité carbone de l’économie. L’étude de l’indicateur de découplage a cependant démontré que des disparités existent entre les régions. L’Afrique, et le Maroc en particulier, présentent des résultats mitigés dans la mesure où on observe un faible degré de découplage –ou dissociation- entre les émissions de CO2 et le PIB.
Introduction
La transition vers une croissance économique faible en carbone devient essentielle pour la faisabilité d’une stratégie climatique mondiale réussie. Si l’accord de Paris a œuvré pour réduire les émissions de GES et conserver la température mondiale en dessous de 2 degrés Celsius, il est indéniable que l’ensemble des économies, soient-elles développées ou en développement, souhaitent maintenir leur croissance économique à des taux soutenables. Dans des circonstances où les émissions de CO2 sont étroitement associées au PIB, l’objectif de la croissance économique semble en conflit avec celui de la réduction des émissions. Cependant, la littérature économique et les exemples concrets de certains pays révèlent qu’il est possible de concilier une stratégie bas-carbone et de développement économique.
L’historique des émissions globales de CO2 montre qu’elles n’ont cessé d’augmenter depuis la révolution industrielle. Elles ont en effet presque doublé à l’échelle mondiale entre 1975 et 2016 et ont enregistré des taux de croissance annuels moyens estimés à 1,4% durant la période 1990-2000 et 2,5% durant la période 2000-2010. Cependant, ces dernières années voient les prémices d’une nouvelle tendance : Les émissions de CO2 à l’échelle mondiale ont été stables pour la troisième année consécutive en 2016 (figure 1-a) en dépit d'une croissance économique marquée (figure 1-b).
Cette nouvelle tendance peut être expliquée par la croissance de la production des énergies renouvelables, du passage du charbon vers le gaz naturel, des améliorations de l'efficacité énergétique, ainsi que des changements structurels au niveau de l'économie mondiale. Bien qu’il soit encore tôt pour se prononcer de manière catégorique, ceci semble poser les fondations d’un découplage entre les émissions et l'activité économique qui serait essentiel pour les décideurs car il représente le seul moyen de décarboniser l'économie mondiale tout en assurant une économie performante.
Indicateur de découplage : un instrument pertinent de la transition écologique
L’indicateur de découplage illustre les différentes trajectoires de croissance de variables environnementales et économiques. Introduit à partir des années 2000, il repose sur la même idée véhiculée par la théorie de la Courbe Environnementale de Kuznets. Celle-ci stipule que plus la richesse d’un pays augmente et plus les individus choisissent la qualité de l’environnement une fois leurs besoins fondamentaux satisfaits.
L’indicateur de découplage permet ainsi aux économistes et aux décideurs de mesurer la corrélation entre les sphères économiques et environnementales et d’expliquer les mécanismes de jonction entre ces dernières. D’un point de vue empirique, il est défini comme le rapport entre la variation de variables environnementales, telles que les émissions de CO2 et la variation de variables économiques, tel que le PIB réel, soit sous leur forme absolue ou par habitant. De manière générale, on dit qu’il y a un découplage lorsque le rythme de croissance des émissions de CO2 devient moins rapide que celui du PIB pendant une période donnée.
Cependant, l’indicateur de découplage est caractérisé par une simplicité qui peut être parfois trompeuse. En effet, la plupart des pressions pesant sur l’environnement sont le résultat de multiples facteurs et ne peuvent être comprises sans instruments de modélisation complexes. Une interprétation erronée pourrait ainsi conduire à une attitude d’excès de confiance mal orientée qui serait nocive pour l’environnement.
Des résultats mitigés entre les différentes régions et pays du monde
L’indicateur de découplage a été calculé dans cette section pour différentes régions du monde, en utilisant les bases de données d’EDGAR et de la Banque Mondiale. Les résultats font ressortir un constat mitigé entre les régions de l’OCDE et celles hors de l’OCDE.
1. Résultats encourageants pour les régions de l’OCDE
Sur la base de cette analyse, on déduit une prédominance du découplage fort pour les pays de l’OCDE (tableau 1). Les périodes correspondant à un découplage fort indiquent en effet que les émissions de CO2 par habitant ont diminué en dépit d'une croissance économique marquée, ce qui indique une dissociation entre les émissions et le PIB.
Les pays de l’OCDE d’Europe représentent, historiquement, la région qui a réalisé la meilleure performance de découplage. Cette tendance positive est expliquée par des politiques énergétiques en faveur de l’environnement ainsi que par les bonnes performances de pays comme la Suède. Celle-ci constitue en effet une référence en matière de décarbonisation de l’économie. Entre 2000 et 2015, les émissions totales de CO2 par habitant ont diminué de 34,4%, tandis que le PIB par habitant global a progressé d'environ 23,4% (figure 2). En outre, les combustibles fossiles ont constitué 27% de son mix énergétique en 2015, ce qui est très faible en comparaison avec la plupart des pays de l’OCDE, tandis que l’énergie nucléaire et renouvelable a représenté 73%.
Le succès de la Suède repose principalement sur l’innovation dans des technologies propres et peu nuisibles à l’environnement ainsi que sur des politiques environnementales pionnières. En effet, la tarification du carbone, grâce à l'imposition des émissions de CO2, a été le principal instrument préconisé pour réduire la consommation de combustibles fossiles au cours des 30 dernières années. La taxe suédoise sur le carbone est d’ailleurs l’une des plus élevées au monde, estimée à 126$/tCO2 en 2016. Par ailleurs, en raison du mix énergétique faible en énergie fossile, les émissions de CO2 par unité de PIB ont diminué de plus de 30% depuis 2000. L'intensité des émissions du CO2 suédois- définie comme les émissions de CO2 par dollar de PIB- est ainsi l’une des plus basses de l'OCDE.
Un autre exemple pertinent est celui de la région de l’OCDE d’Amérique où le découplage fort est principalement tiré par le Canada (figure 2). Les émissions de CO2 par habitant ont ainsi réalisé des taux de variation négatifs estimés à -3,7%, -7,5% et -3,2% durant les périodes 2000-2005, 2005-2010 et 2010-2015 respectivement, tandis que le PIB par habitant a augmenté de 8,1%, 0,5% et 5,6% durant les mêmes périodes. Les résultats positifs du Canada en matière de lutte contre les changements climatiques reposent sur une approche sectorielle visant à réduire les émissions de GES dans des secteurs clés de l’économie tels que l’électricité et le transport, tout en continuant de créer des emplois et de stimuler la croissance économique.
A cet effet, le secteur électrique canadien est déjà l’un des moins polluant du G7 étant donné que 79% de l’électricité est produite à partir de sources non émettrices- dont on cite l’éolien qui a connu une forte progression de l’ordre de 20% depuis 5 ans. En outre, le gouvernement canadien a adopté en 2012 une loi qui interdit la construction de nouvelles centrales au charbon traditionnel. Il a également instauré un calendrier d’élimination progressive des centrales existantes et a adopté le gaz naturel comme norme pour les nouvelles centrales.
Par ailleurs, les changements technologique et structurel dont est témoin le Canada ont conduit à la hausse de l’efficience énergétique et à la croissance des industries de services faibles en émissions de CO2. Par conséquent, l’intensité des émissions a reculé de 1,3% en moyenne par an entre 1990 et 2012 et il est prévu que cette tendance continue à la baisse d’ici 2020.
2. Résultats mitigés pour l’Afrique, le Maroc et la Chine
L’Afrique présente des résultats mitigés dans la mesure où un découplage faible, voire récessif, a été observé (tableau 3), ce qui ne constitue pas un scénario idéal pour la décarbonisation de la croissance, mais n'est pas pour autant un scénario catastrophique. En effet, l’évolution des émissions de CO2 et du PIB par habitant montre que leurs trajectoires se sont certes séparées à partir de 1998. Cependant, l’année 2008 marque un tournant : l’évolution croissante du PIB par habitant s’est inversée, alors que les émissions ont continué de croitre jusqu’en 2014 où elles se sont stabilisées, hormis le léger recul observé entre 2010 et 2011 (figure 3).
En ce qui concerne le Maroc, à l’image du continent africain, les résultats montrent qu’un découplage a bien eu lieu mais qu’il est faible. En effet, les émissions de CO2 par habitant continuent de croitre mais à un rythme inférieur à celui du PIB par habitant (tableau 3). La consommation d’énergie totale du Royaume continue en effet d’être dominée par les combustibles fossiles, notamment le pétrole et le charbon (81% en 2014), suivie du gaz naturel (14,2%) et des énergies renouvelables (4,8%).
Dès lors, afin de renforcer ce découplage, le Maroc a adopté une stratégie de résilience face au changement climatique dont l’objectif est d’assurer une transformation rapide vers une économie faible en carbone et performante. Cette stratégie repose sur deux volets principaux : Dans un premier temps, le Maroc s’est engagé de réduire ses émissions de GES de 42% à l’horizon de 2030 par rapport au scénario « cours normal des affaires ». Il prône aussi le renforcement de l’utilisation du gaz naturel et des énergies renouvelables, notamment pour la production de l’électricité – premier secteur pollueur au Royaume – et la diversification de son mix énergétique en faveur de ces dernières. Il envisage ainsi d’atteindre plus de 50% de puissance électrique installée à partir du renouvelable d’ici 2030.
Dans un second temps, le Maroc prévoit de réaliser des économies d’énergie à travers des mesures d’efficacité énergétique qui auront pour but de réduire la consommation d’énergie de 15% à l’horizon de 2030 en ciblant les secteurs de l’industrie, du transport et du bâtiment. Ces mesures prennent forme notamment dans la réduction des coûts de logistiques, la rationalisation de l’utilisation des matières premières dans le secteur industriel, le recyclage et la valorisation des déchets, la restructuration du secteur agricole en y incorporant la dimension du changement climatique etc…
En dehors du continent africain, la Chine constitue un autre exemple pertinent. Le début des années 2000 a été témoin d’un accroissement effréné de l’économie chinoise. Ce dernier s’est accompagné d’une consommation croissante de combustibles fossiles, émettant par conséquent des quantités importantes de CO2, ce qui explique le couplage extensif observé durant la période 2000-2005 (tableau 3). En revanche, au cours des deux dernières décennies, la Chine a limité sa consommation de charbon qui a reculé de près de 4% en 2015. En conséquence, les émissions de CO2 par habitant ont baissé de 1,1%. Le découplage y est par conséquent encore faible.
Par ailleurs, le découplage des émissions étant devenu une priorité, le gouvernement chinois a mis en place un ensemble d’objectifs à atteindre en matières énergétique et environnementale à travers son 13ème plan quinquennal national (2016-2020). La Chine prévoit donc une baisse de l’intensité énergétique et de l’intensité carbone de l’ordre de 15% et 18% d’ici 2020 respectivement, combinée à une hausse dans la croissance économique de l’ordre de 6,5% par an (figure 6). Ceci permettrait donc à la Chine de parvenir à une réduction de 48 % de ses émissions entre 2005 et 2020.
En outre, le mouvement de décarbonisation du mix énergétique prend de plus en plus d’ampleur. La Chine a représenté en effet 36 % des investissements internationaux dans les énergies renouvelables en 2015. Le plan quinquennal prévoit ainsi la poursuite de ces investissements afin de porter le poids des énergies non-fossiles à 15% d’ici 2020 dans le total de la consommation énergétique primaire contre 7 % en 2000 et 12 % en 2016.
3. Résultats inquiétants pour le Moyen Orient
La région du Moyen Orient affiche des tendances inquiétantes dans la mesure où elle affiche un couplage au cours de la période 2005-2010 et un découplage récessif au cours de la période 2010-2015 (figure 5-b). En outre, les indicateurs des émissions de CO2 et du PIB par habitant sont caractérisés par une grande fluctuation (figure 5-a). En 2015, Ils se sont ainsi établis à 16 pour les émissions de CO2 par habitant et -36 pour le PIB par habitant, indiquant qu’au cours de cette année les émissions ont augmenté alors que le PIB a baissé.
L’examen du profil énergétique de cette région offre des pistes de réponse justifiant ces résultats. En 2016, la consommation d’énergie au Moyen Orient a augmenté de 2,6%. Cette région consomme ainsi à elle seule 6,7% de l’énergie à l’échelle mondiale. Bien que sa consommation soit devenue dominée par le gaz naturel (51,5%), la part du pétrole demeure importante (46,7%). Par ailleurs, la majorité de ces pays sont de gros producteurs et exportateurs de pétrole. En outre, la part des combustibles fossiles dans l'énergie primaire du Moyen-Orient en 2016 a représenté 99,2%. Elle est la plus élevée au monde et bien supérieure à la moyenne mondiale de 85,5%. Il ne fait aucun doute alors que le Moyen Orient fait face à d'importants défis énergétiques à mesure que les ressources fossiles classiques diminuent et que sa population continue de croître.
Conclusion
L’analyse menée dans ce Policy Brief fait ressortir le constat suivant : La réduction des émissions de CO2 ne repose pas forcément sur le repli de la croissance de l’économie, mais peut être réalisée en améliorant l’efficacité énergétique et en diminuant l’intensité carbone.
Quelques recommandations peuvent être formulées afin de renforcer les efforts de découplage entre les émissions de CO2 et la croissance économique, notamment pour les pays en voie de développement. De manière générale, l’une des approches les plus efficaces est d’offrir aux entreprises et aux ménages des incitations économiques. Celles-ci peuvent prendre forme d’une taxe sur les émissions, un plafond sur le niveau total annuel des émissions ou un système de quotas d’émissions négociables. Il est cependant à noter qu’il faudrait adapter ces approches aux spécificités de chaque pays.
En ce qui concerne le continent africain en particulier, il possède de vastes ressources renouvelables qui lui fournissent un grand potentiel pour réussir une croissance durable décarbonisée. Le challenge qu’il doit relever à présent réside dans le renforcement des mesures politiques et législatives afin de consolider la part des énergies renouvelables dans son mix énergétique, tout en surmontant la contrainte du coût élevé de ces dernières et la concurrence des sources fossiles conventionnelles qui sont encore présentes sur le continent. L'utilisation optimale de son potentiel renouvelable apportera ainsi des avantages socio-économiques importants en faveur de la réduction de la pauvreté, de la croissance économique, de l'emploi, ainsi que de la protection de l'environnement.