La défense à l'heure des adaptations nécessaires
Le débat sur la défense est plus que jamais d’actualité dans un contexte mondial évolutif animé par la reconfiguration continue des équilibres géostratégiques et par le poids des conséquences de la crise économique et financière sur le budget des Etats : les politiques de défense seront-elles adaptées à leurs taches de demain ? Les stratèges des Etats-majors auront-ils les moyens suffisants pour négocier efficacement le processus d’adaptation ? Outre la modernisation des systèmes d’armes, qui ne sera pas développée ici, cette adaptation exigera une transformation managériale capable de mettre en correspondance un triangle d’enjeux : assurer l’interaction défense et sécurité, d’abord ; renforcer la R&D civilo-militaire, surtout ; moderniser la défense par le partenariat international, certainement.
I- Défense et sécurité : deux missions, une politique
Partout dans le monde la défense et la sécurité trouvent leur sens, revisité et recadré, dans une politique globale appelée Politique de sécurité et de défense. La menace des conflits de grande ampleur s’éclipse derrière la montée des menaces et risques asymétriques.
La première a toujours été cantonnée dans le registre strictement militaire, à travers une politique de défense fondée, selon le statut international du pays, sur les doctrines de la dissuasion et de l’endiguement ou sur la stratégie du faible au fort. La défense met en jeu, pour ainsi dire, la pérennité de la nation, son indépendance et sa survie.
Les menaces et risques asymétriques, quant à eux, représentent un danger pour la volonté, la cohésion et la stabilité de la nation. Qu’est ce que le terrorisme, sinon casser la volonté d’une nation ; quant à la frontière, elle n’est plus un espace hermétique à la criminalité transnationale et à la cybercriminalité ; l’espionnage économique demeure un défi aux conséquences dommageables pour la compétitivité géoéconomique ; les risques naturels et écologiques posent le problème épineux de leur gestion, tandis que la rareté de l’eau met en perspective la multiplicité des conflits et l’incitation à de grands mouvements de migration du Sud vers le nord.
Cette réalité qui ne distingue plus la menace intérieure de la menace extérieure renforce l’imbrication des missions de sécurité et de défense dans une politique publique globale. La planification devrait à ce titre être recadrée tant la vitesse des changements rend le lien entre le stratégique et le tactique plus directe et rapide : le schéma de la guerre traditionnelle est révolu laissant la place à une menace diffuse et imprévisible qui exige, pour la tenir à distance, une veille tactique dans le cadre d’une planification de défense souple, proactive et réactive. A titre d’exemple, au large de la Somalie, la piraterie avait développé en peu de temps des capacités de déploiement surprenantes au point de défier les grandes puissances maritimes. La situation du Sahel est identique : les groupes terroristes au Sahel continuent à braver des armées régulières peu mobiles et à l’agilité réduite. L’impact de ces fléaux est tel qu’ils peuvent atteindre facilement l’autre côté du globe ; le Sahel est à la fois l’espace de déploiement des réseaux terroristes et de projection vers les pays du Maghreb, voire au-delà. Ici la défense n’est plus dans une posture classique de défense de l’intégrité territoriale, mais plutôt dans le registre sécuritaire relatif au contrôle du territoire national et à la surveillance des frontières.
La capacité des Etats à répondre à ces menaces et aux risques humains et non humains dépend de la maitrise du renseignement et de son utilisation à bon escient. Il ne s’agit pas là du seul rempart contre la menace et les risques, mais le renseignement demeure l’outil nécessaire à tout gouvernement pour mieux gérer la vulnérabilité, l’imprévisibilité et l’incertitude de l’environnement national et international. Toutefois la segmentation de la communauté du renseignement en plusieurs structures au niveau national rend difficile le processus de gestion du renseignement dans plusieurs pays. Aux Etats-Unis, les attentats du 11 septembre ont démontré les failles du système américain fortement segmenté ; en France, la réorganisation des services du renseignement intérieur et le renforcement de la coordination sont une réaction à la nouvelle donne sécuritaire. Au Royaume-Uni, l’augmentation significative du budget du renseignement s’est accompagnée d’une coopération renforcée entre les différents services. La tendance mondiale est donc plutôt à l’institutionnalisation de la coordination entre le renseignement militaire et civil qu’à la fragmentation.
L’interférence des missions sécuritaires et de défense se reproduit à différentes échelles dans tous les pays, provoquant soit des conflits de compétence avec un impact implacable sur l’action de l’Etat, soit une démarche intégrée basée sur le maintien d’une passerelle permanente entre les forces de sécurité et les militaires. Pour autant, il n’est pas question de proclamer la fusion des services et la disparition des approches classiques (militaires et policières, diplomatiques) de gestion des risques et des menaces. La mutualisation des efforts à travers un échange systématique des acquis opérationnels des militaires et des forces de sécurité nationale est seule garante de l’efficacité de l’action étatique. Par exemple, la migration illégale par voie maritime et terrestre emmène très souvent à des accidents avec des conséquences mortelles et transforme les opérations normalement d’interception en des opérations de sauvetage en mer ou d’assistance médicale et sociale. A ce titre, l’agent de sécurité qu’il soit garde frontière ou militaire a une double mission : mission de police avec le devoir d’intercepter, et mission de sauvetage avec l’obligation de sauver des vies.
Somme toute, l’Etat est confronté de façon constante à des pressions sécuritaires et crisogènes multidimensionnelles qui exigent une réponse globale et ciblée sur fond d’un maillage civilo-militaire développé.
II. L’interférence défense nation au service de la R & D
Au-delà de la coopération civilo-militaire, combien nécessaire pour renforcer la capacité de l’Etat face aux risques et menaces, l’interférence défense nation est comprise ici dans le sens où la politique de défense n’est pas inscrite uniquement dans une logique de guerre -contrer l’ennemi- mais également dans une logique de sauvegarde des valeurs de la nation ainsi que de sa protection, et contribue en outre à la prospérité économique.
Si les aspects politiques et sociologiques des rapports civilo-militaires font déjà partie des politiques de défense proportionnellement au degré d’ouverture politique des pays, la relation défense et économie prend un relief qualitatif à forte valeur ajoutée stratégique et technologique.
La consolidation de l’indépendance technologique pour une meilleure efficacité économique et pour plus d’autonomie stratégique est au cœur, par exemple, des politiques de pays européens et des Etats-Unis. Sur le continent européen, la faiblesse des budgets nationaux alloués à la R & D dans l’industrie de défense contraste avec l’ambition d’une indépendance technologique nationale. Cette situation a conduit l’Union européenne à la mise en commun des efforts de recherche dans trois axes : la relance de la nouvelle politique industrielle européenne, la fusion non sans difficulté d’une industrie de défense très fragmentée, même si la naissance d’EADS constitue l’exemple réussi d’une consolidation graduelle à méditer ; l’institutionnalisation de la recherche dans le domaine militaire à travers l’Agence européenne de défense (AED).
Les Etats-Unis sont depuis longtemps dans une dynamique ascendante devançant de très loin l’ensemble des grandes puissances grâce au maillage civilo-militaire et aux ressources financières disponibles. Le budget, pour l’année fiscale 2017 (582.7 milliards de dollars), consacre 71.8 milliards de dollars à la R & D, soit environ 12.20 %.
Dans le même sens, la convergence de la recherche civile et la recherche militaire, en dépit des vicissitudes d’ordre sécuritaire ou de réciprocité en termes d’effectivité des résultats, semble la voie la plus mise en avant aujourd’hui. Cette tendance apporte une réponse pragmatique à la faiblesse ou à l’absence des crédits budgétaires militaires. Elle permet pratiquement de profiter de façon optimale du budget global (civil et militaire) consacré à la recherche et développement. La démarche adoptée pour la mise en équation de la recherche civilo-militaire en Europe, notamment, s’appuie sur l’identification institutionnelle des priorités ; la coordination des activités de recherche (gouvernement, armée, entreprises, centres de recherche) ; l’ouverture sur le partenariat international ; enfin l’évaluation systématique de l’effectivité de la recherche sur la base d’indicateurs de mesure d’efficacité.
Sans aller jusqu’à transposer intégralement ce modèle avancé chez lui, le Maroc est néanmoins amené à mutualiser ses efforts civilo-militaires dans le domaine de la R & D.
III- Le partenariat, un outil de modernisation et de perfectionnement de la défense
Le partenariat dans le domaine de la défense n’est pas du tout figé dans un modèle universel. La configuration de sa forme (bilatérale, multilatérale, plurilatérale), de sa nature (alliance, dialogue, coopération) et de son objet (exercices militaires, participation aux opérations militaires de stabilisation ou de sauvegarde, appui à la modernisation de la défense…) dépend des enjeux stratégiques et géopolitiques fluctuants. Il s’inscrit en fait dans une temporalité et autour d’un système international animé par des enjeux interétatiques. Tout partenariat est par conséquent amené à évoluer en fonction des priorités stratégiques des Etats impliqués et des changements affectant leur environnement.
En Méditerranée, les différents instruments de coopération militaires et sécuritaires (Dialogue méditerranéen de l’OTAN, Initiative 5+5 Défense, volet sécuritaire du partenariat euroméditerranéen) mettent en relation les puissances occidentales et des pays arabes en reconstruction politique et stratégique. Quels intérêts trouvent ces derniers dans ce partenariat ? Quelle valeur ajoutée pour leur politique de défense ?
La prédominance navale des Européens et des Américains en Méditerranée est évidente si bien que seuls, leurs bâtiments de guerre sillonnent en permanence l’espace maritime méditerranéen. Un quadrillage facilité par l’existence de bases navales alliées de l’Espagne et de la Turquie. Dans ce contexte, le partenariat semble représenter sinon l’espoir d’un impossible rééquilibrage militaire, du moins la possibilité d’arrimer les pays de la rive sud à la dynamique stratégique enclenchée par l’Europe et les Etats-Unis en Méditerranée, voire au-delà. Ce scénario a l’avantage d’insérer ces pays dans la maîtrise stratégique de l’Occident non plus comme source de menaces asymétriques mais comme partenaires pour la paix et la stabilité. La coopération entre le Maroc et l’Otan est une illustration parfaite d’un partenariat à forte valeur ajoutée pour les deux parties. L’Alliance atlantique est consciente de l’importance tactique et politique d’associer les partenaires méditerranéens à cette opération, tandis que le Maroc y voit l’occasion de renforcer ses capacités militaires, à travers l’interopérabilité humaine et technique. Les intérêts des uns et des autres se rejoignent dans un instrument partenarial par lequel défense et diplomatie se conjuguent afin de contribuer à la consolidation de la confiance.
Cette diplomatie de la défense, matérialisée par les instruments de coopération sécuritaires, fournit une possibilité d’avancer afin de continuer à construire une vision commune et des solutions intégrées dans un espace géostratégique chargé d’incertitudes. Toutefois, des faiblesses organisationnelles et un retard dans le domaine de la théorie et de la pensée militaires dans certains pays de la rive sud de la Méditerranée rendent difficile leur insertion immédiate dans les opérations internationales. Aussi, le partenariat ne devrait-il pas s’orienter davantage vers les outils de perfectionnement de la défense ? La modernisation des systèmes d’arme doit faire l’objet d’une collaboration importante dans le sens d’un effort concret en termes de transfert de technologies.
Conclusion
La menace de l’agression militaire demeure toujours et continue à occuper une place de choix dans les doctrines stratégiques. Toutefois, le glissement progressif de l’espace couvert par cette doctrine vers des menaces à la sécurité interne provenant de l’extérieur (immigration illégale, crime, trafic de drogue, terrorisme) laisse apparaître une confusion dans la hiérarchie des priorités de la politique de défense. Celle-ci se trouve contrainte d’intégrer la sécurité dans la planification militaire tout en évitant le télescopage des compétences avec les autres services de sécurité. La R & D et le partenariat international remodelé sont les autres leviers nécessaires d’une politique, désormais, de défense et de sécurité.