« Les Etats et l’avenir de la démocratie »
Les « AD Talks », édition spéciale en ligne de la conférence Atlantic Dialogues, se sont poursuivis le 1er décembre avec une session sur « Les Etats et l’avenir de la démocratie ». Le débat, modéré par Mohammed Loulichki, Senior Fellow du Policy Center for the New South, a porté sur l’état de la démocratie dans différentes régions du bassin Atlantique, les mesures prises pour la réformer et se revitaliser, et les alternatives à un modèle toujours considéré comme la meilleure formule de gouvernance.
La Sénégalaise Bineta Diop, envoyée spéciale de la Commission de l’Union africaine pour les femmes, la paix et la sécurité, a expliqué que la crise Covid-19 a posé bien des questions et révélé des fossés. « Les pays occidentaux, perçus comme plus démocratiques, avec des systèmes forts de gouvernement et de respect des droits de l’homme, se sont montrés non préparés face au Covid-19. Des pays perçus comme autoritaires ont adopté des mesures de confinement mesurées et protégé les citoyens. Les pays nordiques qui n’ont pas mis en place de confinement et appelé à la responsabilité individuelle sont toujours à examiner pour leurs résultats… La leçon à tirer du Covid-19 tient au fait qu’aucun pays n’a de leçon à donner aux autres. » À son avis, le principe de « mieux reconstruire » (Build Back Better) doit s’appuyer sur quatre grands domaines qui vont au-delà des élections : « le leadership, l’investissement dans le capital humain, la confiance et la coopération multilatérale ».
Au sujet de l’Afrique, Bineta Diop a noté que « les jeunes sont impatients, et qu’il faut ajouter aux fléaux du populisme et du nationalisme le terrorisme. L’Afrique a besoin de faire taire les armes. Tous les cinq ans, un nouveau conflit éclate et remet en question les avancées. Notre continent est très riche et nous devons nous battre contre la corruption. Les démocraties sont interrompues dans bien des pays par le fait que les besoins et les droits des populations ne soient pas satisfaits ».
De son côté, Trisha Shetty, fondatrice du mouvement SheSays en Inde, a évoqué le sentiment selon lequel le “monde commence et finit en Amérique, notamment à Washington et New York. En tant qu’Indienne, je sais à quel point la démocratie peut être fragile. La nôtre, la plus grande et la plus jeune du monde, n’est plus démocratique. Nos dirigeants échouent à incarner le “Nous, le peuple” qui se trouve au coeur de la démocratie. Le système majoritaire, le populisme et l’islamophobie, s’ils ne sont pas reconnus comme tels, vont conduire notre président vers la techno-autocratie de type russe ou chinois”.
Poursuivant son analyse, la jeune activiste indienne a affirmé que « la maison globale est en feu. Des compatriotes sont en prison sans accès à la justice en Inde. Où en est-on ? Les droits de l’homme sont devenus des privilèges ».
Ignacio Walker, ancien ministre chilien des Affaires étrangères, a estimé que « la vague populiste et nationaliste apparaît toujours comme la pire menace contre les institutions démocratiques. On assistera à un retour à la décence aux Etats-Unis, mais la grande question reste de savoir quel type de relation prévaudra entre les Etats-Unis et la Chine. Cela sera déterminant. Nous devons être réalistes au sujet de certaines tendances en Chine, comme le rôle accru du parti communiste et de l’Etat, la fin de la limite à 10 ans des mandats électifs du président, le contrôle par les technologies de la vie privé des populations, etc. Pour éviter une nouvelle guerre froide, Joe Biden ne devra pas seulement retourner à l’ère pré-Trump, mais aussi restaurer l’alliance autour des valeurs occidentales de la démocratie et de la paix en commençant par l’Europe ».
Evoquant la place spécifique de son continent, Ignacio Walker a affirmé que « l’Amérique latine n’existe pas, nous sommes situés en dessous des radars des relations internationales, mais nous pouvons surmonter le chemin qui consiste à aller vers la médiocrité, suite à la fin du boum des matières premières de 2003-13. »
Thomas Richter (Allemagne), directeur de Avisa Partners à Berlin et Bruxelles, pense que la « perte d’influence de l’Occident est naturelle, à cause de l’essor économique d’autres puissances, mais ses valeurs sont fondamentalement résistantes. Nous sommes face à un nombre énorme de défis, mais les politiques pensent à la prochaine élection, et non à long terme ».
La démocratie, a-t-il poursuivi, « peut avoir un grand avenir, la question étant de savoir si les institutions actuelles sont appropriées pour notre époque. La vitesse de leur réponse est déterminante, si on réagit trop lentement, on perd la confiance. J’ai le sentiment que les dirigeants ont perdu la capacité d’un débat ouvert avec les citoyens, sur ce dont ils ont besoin.
Nous allons assister à une rénovation de la démocratie avec les Etats-Unis et l’Union européenne, dont les valeurs fondamentales sont toujours fortes. »
Coopération globale pour résoudre des crises globales
Les « AD Talks », édition spéciale en ligne de la conférence Atlantic Dialogues, se sont poursuivis le 2 décembre avec une session sur la « Coopération globale pour résoudre les crises globales ». Le débat, modéré par Ian Lesser, Vice-président et directeur exécutif du German Marshall Fund of the United States, a porté sur la recomposition du paysage géopolitique mondial avec la crise Covid-19. Parmi les questions évoquées, le multilatéralisme et l’état des institutions existantes face à une crise globale.
Bronwyn Bruton, directrice des programmes et études pour le Conseil Atlantique, a expliqué que les Etats-Unis allaient « renouer avec le monde », mais qu’il leur sera « difficile de jouer un rôle global, notamment en Afrique, en raison de l’énergie à déployer aux Etats-Unis pour lutter contre le Coronavirus. Joe Biden devra gérer l’épuisement des citoyens américains face au rôle global des Etats-Unis ».
Le rôle global des Etats-Unis ne sera plus le même
Cette situation n’est pas forcément une mauvaise chose en soi, estime Bronwyn Bruton. « Sans doute, le développement de mouvements insurrectionnels en Afrique recevra moins d’attention qu’auparavant, mais je ne suis pas convaincue que l’appétit amoindri des Etats-Unis à jouer le rôle de policier du monde sera une mauvaise nouvelle : nous avons parfois renforcé des cycles de conflits au lieu de les résoudre, en Somalie et en Ethiopie par exemple. Si nous nous concentrons sur le commerce, nous pourrions faire quelque chose de plus productif ».
La recomposition de l’ordre mondial devra compter avec le retour des Etats-Unis dans les institutions multilatérales, dans un contexte qui change. « Pendant trop longtemps, les nations européennes et africaines se sont appuyées sur les Etats-Unis, qui ne sont plus intéressés sous certains aspects à assumer leur ancien rôle. Avec le changement climatique, il faudra trouver un moyen de voir les nations en développement avoir une plus grande place à la table de négociation. Si nous voulons que les nations africaines adhèrent aux mesures à prendre, il faudra qu’elles soient au volant. Il y a une crise de confiance dans l’idée d’un leadership européen et américain. Les idées de la démocratie et du marché libre ont été écornées. Nous avons besoin de repenser le monde de manière radicale avec plus d’acteurs ».
Pour Paolo Magri, vice-président et directeur exécutif de l’Institut italien pour les études politiques internationales (ISPI), « la Covid-19 a eu un effet profond : la pauvreté a décliné pendant trois décennies pour revenir en hausse sur les derniers mois. Le rééquilibrage du pouvoir mondial voit la Chine rattraper du terrain, encore plus après la crise Covid. La tendance à regarder à l’intérieur de ses frontières est un défi européen et américain. Nous ne savons pas quand nos tempêtes intérieures seront finies, et nous pourrions découvrir qu’elles ont été des tsunamis ailleurs, avec un impact sur nous. »
La multiplication des institutions, une entrave
Poursuivant son analyse, Paolo Magri a reconnu le « besoin clair de revigorer le multilatéralisme, mais comment ? » Il a pointé le risque de voir se multiplier les institutions comme le G7 et le G20, « considéré comme soit trop étroit, soit trop large pour trouver un terrain commun. L’idée progresse d’un « D10 », un club des démocraties qui excluerait la Chine et la Russie. Ce faisant, on ne sait plus qui se trouve en charge de quoi. Le G20 est devenu une sorte d’assemblée général bis des Nations unies, traitant de tous les problèmes du monde, même ceux sur lesquels il ne dispose d’aucun pouvoir de décision – comme les inégalités, qui relèvent de politiques intérieures. Nous pouvons parler de tout, mais il faut essayer d’identifier quatre ou cinq priorités, pour lesquelles le G20 peut faire une différence ».
Interrogé sur la volonté de puissance de la Chine, Zhou Yuyuan, Senior Fellow du Shanghai Institutes for International Studies, a répondu que « le monde actuel se trouve sans un grand pays leader, et fait face à une hausse de la coopération régionale et de l’autonomie, faute de coopération globale. Avec la crise Covid, les pays savent qu’ils doivent compter sur eux-mêmes pour les chaînes d’approvisionnement, et des pays comme les Etats-Unis et le Japon encouragent les efforts industriels ». Zhou Yuyan a également décrit la Chine comme « plus ouverte au monde qu’auparavant ». Un multilatéralisme « nouveau et flexible » se touve en essor, de même qu’une « dynamique régionale ».
« L’Etat providence dans le grand Sud : le retour d’un grand absent ? »
Les « AD Talks », édition spéciale en ligne de la conférence Atlantic Dialogues, se sont poursuivis le 3 décembre 2020 avec une session sur les « L’Etat providence dans le grand Sud : le retour d’un grand absent ? ». Le débat, modéré par Claude Grunitzki, journaliste et entrepreneur, fondateur de TRUE et Trace, a traité de la résurgence de la question de l’Etat providence et de sa place dans un contexte de crise sanitaire lié au COVID-19.
Abdoullah Coulibaly (Mali), Président du Forum de Bamako, a rappelé « qu’il est toujours important de contextualiser pour arriver aux solutions, les réalités de la mise en œuvre de l’Etat Providence dans les pays du Nord, et dans les pays du Sud n’étant pas forcément les mêmes. »
Il observe que selon lui, « la crise a été un révélateur de la mal gouvernance, parce que quand cette crise est arrivée, nous étions en déficit de structure sanitaire, et en déficit de personnes qualifiées et formées pour faire face au flux des malades. » Cette figure de proue malienne insiste alors que « l’Etat providence commence par un Etat juste, un Etat stratège, un Etat qui planifie, et un Etat qui exécute, et un Etat qui a souci des plus démunis. »
Pour Sergio Suchodolski (Brésil), Président de la Banco de Desenvolvimento de Minas Gerais (BDMG), « Il est absolument clair que les Etats nationaux, et les régions doivent être en mesure de réagir aux besoins de leurs populations. » Il estime que « Nous avons une énorme opportunité d'accélérer un nouveau modèle de croissance plus positive, durable et équitable, » mais se pose principalement la question de savoir « quelles capacités étatiques faudrait-il mobiliser pour garantir les ressources nécessaires pour promouvoir la transition vers un nouveau modèle de développement durable dans le Sud global ? ». Il insiste que « les banques de développement peuvent être des acteurs clés dans la construction de modèles d’état providence modernes et adaptés aux défis et opportunités spécifiques des pays en voie de développement » et que « les Etats nationaux et les gouvernements doivent exploiter au maximum leurs potentiels en tant qu’agent de promotion active du développement ayant accès aux outils des banques et autres programmes dans un modèle plus moderne et axé sur le numérique. »
Patricia Ahanda (France), Fondatrice et PDF de LYDEXPERIENCE, observe que « que cette pandémie a permis le retour en force de concepts que l’on jugeait comme éloigné, désuet, utopiste, comme l’Etat providence, le revenu universel, ou la couverture maladie universelle. » Elle suggère que cette pandémie « a permis de revoir la notion de démunis, de pauvreté, et de désacraliser la notion d'Etat providence », en instant que pour « l’Etat providence, tout le monde peut en bénéficier, car tout le monde peut être amené à connaître à un moment de sa vie des difficultés, et en France ou ailleurs dans les pays du Sud, cela met l’Etat face à sa responsabilité. » Elle affirme aussi qu’il est « important que l’Etat soit protecteur, et que les citoyens demandent que l'Etat soit leader de la protection sociale, de la protection physique et de la protection mentale. »
Ainsi, cette crise poserait aussi « la question de l’égalité des genres, du leadership féminin » mais également « du style de leadership et du mode de gouvernance » à adopter.
Pour Abdelhak Bassou, Senior Fellow au Policy Center for the New South, « dans des crises comme celle de la COVID-19, la panique s’installe et tout le monde lève les yeux vers l’Etat, car il n’y a pas d’autres structures que l’Etat qui puisse soulever des fonds, mettre en place ce qu’il faut comme services, qui puisse mobiliser des gens, avec un confinement oui mais avec l’ensemble des services qui veillent à son application. » Pour cet expert sur les questions sécuritaires, « on parle avec la COVID-19 de retour de l’Etat, non pas de l’Etat providence, mais de l’Etat car face à cette crise, il n’y avait pas d’autres recours. »
Il souligne qu’un « grand effort a été conduit par l’Etat pour gérer la crise pendant son instantanéité, mais aussi comme une leçon pour favoriser sa résilience » car c’est vers cet Etat que l’on « se dirige à chaque fois. »
Adil El Madani (Belgique), Expert du développement du secteur privé à ENABEL, insiste que l’on se dirige aujourd’hui vers « un consensus mondial croissant selon lequel la protection sociale devrait être accessible à tous en tant que bien public universel. » Pour lui, il est possible d’observer principalement « trois problématiques en lien avec la protection sociale et le rôle de l’Etat providence ». Une première observation serait « la persistance de l’économie informel qui reste encore une pierre d'achèvement dans le sens où les travailleurs de l’économie informelle ont une capacité limitée à verser régulièrement des cotisations, c’est pourquoi la transition vers une économie formelle permettrait de renforcer les ressources de ces Etats. »
Sa seconde observation « est liée au fait que le déficit de couverture est souvent lié à un déficit de financement dans le pays partenaires où les dépenses publiques de niveau social ne comptent que pour 3% de PIB » et qu’enfin, « la COVID-19 a accru la vulnérabilité des populations. »
La coopération proposerait alors « une réponse en trois temps » avec « une réponse sanitaire, où ENABEL s’est penché sur les chaînes d’approvisionnement des médicaments de base, d’équipements de protection pour les intervenants de première ligne, mais aussi en approvisionnement en oxygène médical, » une seconde « placée sous un angle de sécurité alimentaire » et enfin une troisième réponse prônant « de renforcer la résilience économique qui se traduit par le soutien aux entreprises locales afin de soutenir les systèmes et stimuler des solutions innovantes. »
Adil El Madani aborde également l’enjeu prometteur des « programmes de cash transfer, moins coûteux et plus rapides, » et permettant « aux bénéficiaires de réinjecter ces fonds dans l’économie locale. » Ces programmes « ont pris de l’importance dans les agendas des bailleurs de fonds et ont pris une dimension stratégique » de réduction de pauvreté, tout en permettant aussi « de l’investissement dans des actifs productifs, et de renforcer la légitimité de l’Etat en soutenant leur implémentation. »