Compte-rendu de la première semaine des « AD Talks » 2020
Les « AD Talks », édition spéciale en ligne de la conférence Atlantic Dialogues du Policy Center for the New South, ont commencé ce mardi 3 novembre 2020 avec une discussion d’ouverture consacrée à la “revue de la Crise Covid depuis le Nord et le Sud” avec Aminata Touré, ancien Premier ministre du Sénégal, et Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires étrangères.
Dans ses remarques d’introduction, Karim El Aynaoui, président du Policy Center for the New South, a rappelé la devise de la conférence de haut niveau Atlantic Dialogues, organisée depuis 2012 : « croiser les vues du monde et travailler sur les valeurs que nous partageons, au bénéfice de nos communautés à travers l’Atlantique ».
Ce premier débat, modéré par Mvemba Dizolele, professeur d’études africaines à John Hopkins, a traité de la redéfinition des rapports Nord-Sud induite par la pandémie.
La domination du modèle occidental est-elle révolue ?
Pour Aminata Touré, ancien Premier ministre du Sénégal, cette question doit être relativisée. Les anciens rapports de domination coloniaux et post-coloniaux ont beaucoup changé, estime-t-elle. L’arrivée de la Chine a offert plus de possibilités aux pays africains, en termes d’accès aux marchés financiers, redéfinissant ainsi les relations entre les pays du Nord et du Sud. « Il est évident aujourd’hui que nous avançons vers un rééquilibrage qui doit se renforcer, on doit pouvoir dépasser les clichés et les difficultés réelles, coloniales et post-coloniales, pour aller vers de nouveaux concepts et un partenariat gagnant-gagnant ».
Exemple emblématique de vues nourries par les stéréotypes et qui doivent changer : « On nous a annoncé des millions de morts en Afrique, qui reste le continent le moins touché par la Covid-19. Les pays ont mis en place des politiques qui ont réussi ». Le plus important, aux yeux d’Aminata Touré, est que l’Afrique s’inscrive « dans une dynamique collective, la zone de libre-échange continentale, afin de passer à un niveau d’échanges intra-africains de seulement 20 % à 60%, comme dans le reste des régions du monde ».
Hubert Védrine, de son côté, estime que dans la situation actuelle, les notions d’Occident, de Nord et de Sud paraissent « dépassées ». La fin du monopole de la puissance occidentale a précédé selon lui la crise Covid-19, qui n’est pas terminée. « L’humanité a intérêt à tirer des leçons de la pandémie, avec de bonnes surprises comme en Afrique, et de moins bonnes comme en Europe. C’est dans le multilatéralisme, qui n’est pas une religion mais une méthode, et pour être plus précis dans la coopération internationale, que l’humanité pourra rebondir ».
Comment la rivalité sino-américaine et l’essor de la Chine jouent-ils sur l’écart entre pays développés et en développement ?
Pour Hubert Védrine, la tension entre les Etats-Unis et la Chine va dominer les prochaines décennies. « Nous aurons des pays qui vont se débrouiller et gérer cette rivalité en gardant de bons rapports avec les deux puissances, alors que d’autres sont au bord de la recolonisation par la Chine. L’Europe est en situation difficile, car ses grandes entreprises ne peuvent se passer ni de la technologie américaine, ni des marchés chinois ».
Aminata Touré a présenté une approche plus pragmatique. « Des pays émergent, d’autres stagnent, mais la question est d’abord celle de la souveraineté : les Africains comprennent qu’il faut combler un déficit en termes d’infrastructures, de santé et d’éducation. La Chine, avec des taux compétitifs, a pu soutenir certains pays pour des infrastructures difficiles à financer par les mécanismes classiques. Une dette peut être sage ou dangereuse, mais relève de la responsabilité des Etats, sous la surveillance des citoyens ».
Quant aux rivalités « entre les Etats-Unis, la Chine et l’Europe, a-t-elle ajouté, je suis pour la conception du club des amis. Nous avons des relations avec tout le monde, basées sur les principes de coopération internationale, et je ne vois pas de pays s’aligner pour ou contre tel ou tel. Le non alignement reste une notion actuelle ».
Quel avenir pour une mondialisation contestée au Nord comme au Sud ?
Pour Aminata Touré, « la mondialisation n’a pas résisté » au Covid-19. Il est important de lui donner un contenu différent. Il s’agit « des droits sociaux, mettre les citoyens au coeur, et non seulement des agrégats économiques, pour répondre à une demande de richesse partagée. C’est de cette manière que la mondialisation va être à nouveau acceptée par des populations qui l’ont vue s’enfuir ! »
De son côté, Hubert Védrine estime que ce sont « les pays essentiels qui décident, à la fin des fins. Le système monétaire mondial a été décidé en 1971 à Bretton-Woods, et la mondialisation ne tombe pas du ciel. Elle n’est pas seulement liée aux conteneurs ou au numérique. Si l’on évoque la bataille des mondialisateurs, on retombe sur la Chine et les Etats-Unis. Plusieurs zones vont être le champ de bataille de la reprise de contrôle de la mondialisation par les Etats-Unis et la Chine, et le résultat va dépendre du rapport de force, que ce soit Joe Biden ou Donald Trump qui l’emporte ».
Au final, Hubert Védrine et Aminata Touré se sont rejoints pour insister sur l’écologie et les dangers induits par le changement climatique. « C’est la menace n°1, selon Hubert
Védrine, et elle va induire des correctifs qui vont faire apparaître la mondialisation des trente dernières années comme une aberration ». Aminata Touré, elle, pense qu’il faut explorer « les moyens de gérer ensemble nos océans, dans une économie bleue qui impose une forme de gouvernance collective avec la participation volontariste de chacun ».
« La géographie des mécontentements dans le Sud global »
Les « AD Talks », édition spéciale en ligne de la conférence Atlantic Dialogues, se sont poursuivis le 5 novembre avec une session sur les mécontentements dans le Sud global. Le débat, modéré par Uduak Amimo, journaliste et consultante kényane, a traité des trois grandes dimensions des griefs provenant du Sud : « les économies déficientes et le niveau de vie, la répression politique et le désir d’autonomie, l’insécurité et les inégalités croissantes ».
Bernardo Sorj, sociologue brésilien et directeur de l’Edelstein Center for Social Research, à Rio de Janeiro, est revenu sur le concept de démocratie, « un idéal jamais atteint, mais vers lequel on peut aller ; une culture d’égalité sur le plan des droits politiques et des conditions de vie ; une réalité mouvante, qui n’est pas viable sans espoir pour un meilleur avenir. Or, la démocratie est indissociable du système capitaliste dans laquelle elle se trouve ancrée, et les attentes sont frustrées, y compris celles qui ont trait au système démocratique lui-même. […] Sur le plan politique, des démagogues autoritaires renouent avec le passé, en lien avec des idées xénophobes et racistes ».
Daniela Varela, membre du Conseil argentin pour les affaires internationales, a rebondi sur l’état des inégalités en Amérique latine, aggravé par la crise Covid, qui frappe durement les personnes opérant dans le secteur informel, sans protection sociale. « Les mesures exceptionnelles prises dans un contexte de Covid-19 peuvent s’avérer dangereuses du point de vue des libertés publiques si la situation dure ou devient permanente. Le mécontentement n’est pas individuel, mais social, d’où l’importance de mécanisme de reddition de comptes, qui doivent être étendus sur le plan légal, mais aussi par le biais de la mobilisation de la société civile et du dialogue ».
En Afrique, un sempiternel problème de gouvernance
Des attentes déçues en Afrique aussi… La situation en a été abordée par Hafsat Abiola (Nigeria), présidente de l’ONG Women in Africa, en ces termes : « Le Nigeria est présenté comme une économie émergente, mais en réalité, les gens sont las d’attendre des améliorations. C’est une chose de se battre au jour le jour, c’en est une autre de se voir déposséder du peu d’argent que l’on a réussi à gagner par un officier de police qui est censé vous protéger ».
Nkosana Donald Moyo (Zimbabwe), fondateur et président du l’Institut Mandela pour les études de développement, ancien ministre de l’Industrie et du commerce extérieur (200-01), a estimé sans complaisance que les « citoyens sont dans la confusion en Afrique et dans le Sud global car ils continuent de vénérer les dirigeants comme les détenteurs du pouvoir, sans se sentir eux-mêmes investis de ce pouvoir qui leur appartient. […] Nous assistons à une reprise de la Ferme des animaux de George Orwell. Les gens rejoignent le jeu pour participer à des comportements néfastes, à cause du patronage ».
Reprenant des thèses répandues dans le monde de la recherche en Afrique, Nkosana Donald Moyo a dénoncé l’intériorisation des comportements coloniaux par les élites africaines, qui les reproduisent de manière « pire que les hommes blancs ». En se rendant à l’étranger pour se faire soigner ou éduquer leurs enfants, ils « nourrissent la perception selon laquelle ce qui est étranger est bon et ce qui est local mauvais ».
Poursuivant dans son élan, Nkosana Donald Moyo s’est interrogé : « Le colonialisme était-il inclusif ? Non ! Se comporter comme un PDG blanc du passé revient à rejouer des attitudes néfastes, au lieu de réformer la société. Paul Kagamé au Rwanda est certes condamné pour son approche des droits de l’homme, mais il est le seul à avoir choisi de se modeler sur un autre exemple, Singapour, en essayant de faire ce qui est bon pour la société. De même, l’Ethiopie sous l’ancien Premier ministre Meles Zenawi a essayé d’ajouter de la valeur à la société ».