Le jihad au Sahel, recul ou extension ? (Partie II)
Lors d’un séminaire, organisé par l’OCP Policy Center, le 20 juin 2018, à Rabat, des experts du jihad dans le Sahel se sont posé la question de l’extension ou du recul de ces groupes armés. La première partie du compte-rendu des discussions a été publiée ici.
Selon Lemine Ould Salem, journaliste mauritanien et auteur de plusieurs livres sur le terrorisme dans le Sahel, « il n’existe pas historiquement de jihad sahélien, même si des épisodes historiques du jihad se sont déroulés sur le continent. Ces séquences ont été introduites dans le nord du Mali par les Algériens via l’Afghanistan. Le terrorisme islamiste s’ancre et se greffe sur des conflits locaux, chez les Peuls et les Haoussas par exemple, mais aussi chez les Touaregs du nord du Mali ». Exemple : Iyad Ag Ghali, un Touareg membre du clan des Ifoghas, ne peut pas accepter qu’un Imrad, issu d’une tribu vassale, puisse le commander.
La sanglante marche d’Adnane Abou El Walid Sahraoui
Autre exemple concret du jihad au Sahel, l’itinéraire d’Adnane Abou El Walid a été résumé par le journaliste mauritanien Isselmou Ould Sahili, l’un des mieux informés sur le terrorisme au Sahel. Ce chef du groupe Al-Mourabitoun, né dans les années 1970, est un Sahraoui qui a grandi à Laayoune, au Maroc. Militant du ‘’Front polisario’’, il s’est installé en Algérie au début des années 1990, et a fréquenté l’Université de Constantine. Sa présence a été signalée dans les Katibas du nord du Mali, au sein du GSPC algérien, en 2006, et d’une phalange d’Aqmi, en 2009. Il a co-fondé, au Mali, en 2011, le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), l’un des groupes ayant enlevé des otages, revendiqué des attentats à Tamanrasset (Algérie) et Tombouctou (Mali), et occupé les villes du nord du Mali durant la crise de 2012. Le Mujao a, ensuite, fusionné, en 2013, au sein du groupe Al-Mourabitoune, avec les Al-Moulathamoune et les « Signataires par le sang ». Depuis 2015, il dirige ce groupe qui a fait allégeance à la dénommée ‘’Etat islamique’’(EI), mais il n’est que président du conseil consultatif du groupe. Le vrai chef du groupe Al-Mourabitoune conteste cette allégeance depuis son exil lybien. Désavoué, Adnane Abou El Walid fonde, alors, l’’’Organisation de l’EI dans le Grand Sahara’’ (OEIGS), qui concentre ses actions sur les frontières communes du Mali, du Burkina et du Niger.
Installé depuis 2015, le long de la frontière nigéro-malienne, Abou El Walid a pris une épouse parmi les communautés peulhes du Mali et du Niger, avec lesquelles il a développé des affinités qui se traduisent en termes de recrutement et de soutien, face aux communautés touarègues. Il est responsable de plusieurs enlèvements et d’attaques dans la zone des trois frontières (Mali-Niger-Burkina) dont la meurtrière embuscade de Tonga Tonga au Niger, en octobre 2017. Abou El Walid disposerait d’un PC dans la forêt de "Konobi", située au nord d’Akabar, et de 20 bases le long de la frontière Niger-Mali. Une trentaine de combattants sont stationnés dans chacune, où des éléments de Boko Haram seraient venus prêter main forte. Ses bases seraient dirigées par des combattants peuls dont les noms sont connus (Petit Tchapore, Boureima Bello, Issa Barey, Adamou Modallo, Bouba Bouzou, Sodje Tchano, Dondou Chefou).
Les leçons à en tirer portent sur la forte implication de ce groupe dans les conflits locaux, un financement par la ‘’zakat’’, l’obole qui figure parmi les cinq piliers de l’islam, prélevée sur les populations, des relations non conflictuelles avec les groupes terroristes lies à ‘’Al Qaeda’’, dont ils partagent les objectifs – laissant la porte ouverte à une éventuelle réconciliation. Les fragilités de ce groupe sont liées à sa forte personnalisation, due à l’importance du chef, une faiblesse structurelle dans l’organisation, ce qui n’empêche pas une forte capacité de nuisance.
Au delà du Sahel, le jihad en Afrique de l’Est
Deux groupes de l'(EI) prennent de l’essor en Afrique de l’Est, a rappelé Deo Gumba. L’un se trouve à Goma, dans l’Est du Congo, l’(EI) en RDC. L’autre, en Ouganda, dénommé ADF Naluk, continue d’exister malgré l’arrestation de son chef. La nébuleuse islamiste ressemble à une hydre à plusieurs têtes : un nouveau groupe de l’(EI) s’est ainsi formé en Somalie, un pays miné, depuis 1992, par ses luttes de clans, en raison des divisions au sein des ‘’Al Shebabs’’. Ces derniers continuent d’occuper des parts importantes du territoire somalien, et prélèvent des droits de passage et taxes sur les populations. On estime à 10 millions de dollars par an le produit du ‘’zakat’’, et à 10 millions supplémentaires le produit du trafic de charbon de bois.
L’(EI) en Somalie absorbe les combattants étrangers qui ont déserté les ‘’Shebabs’’, mais qui sont connus dans leurs pays respectifs – l’Ouganda, le Kenya et l’Ethiopie, trois pays qui échangent des renseignements.
La question des « revenants »
Le phénomène des « revenants » ne se pose pas dans les mêmes termes au Sahel, une région qui ne voit pas ses ressortissants partir au Moyen-Orient, a rappelé Abdelhak Bassou, senior fellow de l’OCP Policy Center. « On ne trouve pas de Sahéliens au Moyen-Orient, même si le Sahel peut constituer un foyer alternatif en Irak et en Syrie. On y trouve des Maghrébins, avec peu d’Algériens au Moyen-Orient, parce qu’ils sont comme un poisson dans l’eau dans cet environnement dont ils connaissent la langue et les coutumes ». En revanche, les quelques Marocains ou Tunisiens qui opèrent dans le Sahel sont les résidus de ceux qui partaient en Libye, puis en Irak. Ceux qui n’ont pas pu faire le voyage en Syrie sont restés, mais ils ne sont que quelques dizaines. Pour ‘’Al Qaeda’’, le dernier calife est ottoman. Pour ‘’Daesh’’, il est abasside, et en Afrique, il est de Sokoto. Nous assistons à l’émergence d’une troisième génération de terroristes dans le Sahel qui ne relèvent ni d’’’Al Qaeda’’ ni de ‘’Daesh’’. Le terrorisme au Sahel est très local et spécial, avec des causes qui ne sont pas les mêmes qu’ailleurs dans le monde, car le territoire de cette région, qui se calcule en millions de km2, voit se mêler le pouvoir des Etats et des pouvoirs non-étatiques, qu’ils soient mafieux ou terroristes ».
La question du contrôle de ce vaste territoire paraît cruciale. « Alors que le Tchad et la Mauritanie disposent de moyens, le Mali, le Niger et le Burkina Faso restent des zones grises où l’Etat n’est pas présent, a poursuivi Abdelhak Bassou. La solution doit comprendre la manière dont les populations comprennent la frontière, car elles peuvent soit repousser les terroristes, soit les aider. L’Etat, de son côté, n’est légitime que s’il remplit ses fonctions – de protection notamment. « Si l’Etat n’a rien, il ne peut pas donner grand chose : ni éducation, ni soins de santé, ni eau ni électricité, à des populations non desservies. Or, les Etats du G5 Sahel souffrent, presque tous, de ces faiblesses. Rassembler des faiblesses, est-ce le meilleur moyen de créer une force ?». Le renforcement des Etats et les efforts de décentralisation représentent, donc, un préalable essentiel à la lutte contre le terrorisme. « D’autant que les forces étrangères représentent un terreau de recrutement pour les terroristes, car elles sont perçues comme coloniales. Les populations aident plus les terroristes dans un tel contexte, et elles représentent un élément important dans la guerre de contre-insurrection à mener ».
Au final, la question de la « bonne gouvernance » demeure centrale, de même que celle du manque de vision à long terme des stratégies militaires et diplomatiques occidentales. « La Libye ou la RDC ne sont pas meilleures sans Kadhafi ou Mobutu, a précisé Abdelhak Bassou. Il en a été de même en Afghanistan, où une guerre a été menée sans vision pour la suite, avec des jihadistes qui se sont entretués. Il faut sanctionner, sans jouer le pourrissement ».